lundi 24 décembre 2007

III/ Responsabilité de l’espérance pour la pensée et l’action dans le monde contemporain : détermination d’un dilemme éthique

Nous l’avons vu, l’espérance séculière est confrontée à deux paradoxes de types différents, l’un étant d’ordre « logique », l’autre étant d’ordre « politique ». La possibilité qui existe, ou qui n’existe pas, d’apporter une résolution à chacun de ces paradoxes est complètement déterminante pour penser la justification de cette espérance dans notre siècle. Or, cette justification, que nous cherchons pour apporter (si cela est possible) une légitimité à la valeur espérance dans notre siècle, ne se réduit pas à la logique, au concept, ou à la dimension politique. Car il y a un enjeu éthique et moral extraordinaire à vouloir confirmer ou infirmer la place de l’espérance dans le monde contemporain.

L’espérance, certes, a dépassé le paradoxe logique et conceptuel. Mais en même temps, elle bute et achoppe sur le paradoxe politique. Ce qui signifie que nous avons face à nous une valeur (ou une « vertu ») qui ne se relève pas indemne de sa confrontation avec la réalité. En d’autres termes, le monde contemporain, ou la réalité telle qu’elle se manifeste à nous, ne fournit plus le matériau nécessaire à l’espérance et il en résulte un concept si peu viable qu’il risquerait de devenir inconséquent voire « contreproductif » car inadapté. C’est donc bel et bien la question de la pérennité des valeurs morales de vertu qui se pose dans un monde où l’horizon d’attente de la promesse se heurte à l’impossibilité d’investir l’objet de cette promesse[1]. Cependant, rétorquera-t-on, il en a toujours était ainsi : l’horizon de la promesse, fidèle à sa définition, n’a fait que reculer à mesure que l’on s’approchait de la ligne. Mais encore une fois, le problème ne réside pas dans l’éloignement de l’objet de l’espérance mais dans la faculté même d’espérer. Et la question n’est plus de savoir ce que je puis espérer mais simplement si je peux encore espérer. Mieux, en poussant l’interrogation plus loin sur la voie de l’éthique, la question fait sens de savoir si je doisLivre du Thé, demandons-nous si l’espérance est une pensée assez « virile » dans sa « capacité à dominer les mouvements futurs [2]» alors que l’air du temps semble acquis à la fin des messianismes et soulève l’hypothèse d’une fin de l’histoire. encore ou non faire de l’espérance le moteur de mon action, l’orientation du sens de ma vie, l’orientation du devenir du monde. Autrement dit, il s’agit de savoir si c’est encore en l’espérance que doit s’incarner un principe directeur du changement et de la transformation. Pour reprendre une formule de Kakuzo Okakura empruntée à son

I – L’air des temps présents : la fin des messianismes et l’hypothèse de la fin de l’histoire.

Dans un monde sécularisé, c’est une double hypothèse que l’on peut formuler relativement à l’espérance : ou bien l’évolution historique de l’humanité est arrivée à son terme et il n’est donc plus rien d’autre à espérer que l’éternité de son plein accomplissement[3], ou bien l’histoire de l’humanité demeure fondamentalement ouverte au changement même si l’attente de l’espérance ne constitue plus une attitude raisonnable et en tout point logique pour appréhender le devenir du monde. Dans le premier cas (celui de la fin présumée de l’histoire), il faut partir du partir du présupposé selon lequel la chaîne historique des événements suit un cours intelligible car inscrit dans un processus dialectique dont la fin (end en anglais) idéale est en voie de permettre à l’humanité de se réaliser pleinement. Cet idéal achevé, le processus dialectique semble clos. Dans le second cas, qui est encore celui de l’inaccomplissement, la possibilité de l’évolution de la pensée humaine vers d’autres buts et d’autres fins reste ouverte. La croyance en des changements radicaux demeure et la catégorie de l’attente forge, pour une bonne part, notre positionnement dans le monde au regard du futur. Il s’agira simplement d’expliquer en quoi cette attente s’est détournée d’un messianisme confiant que l’on pourrait tout aussi bien, dans un sens plus large, qualifier d’ « utopie concrète » puisque devant composer directement avec le donné et la matière du monde.

a – La dialectique historique en désuétude :

La dialectique constitue un mode possible de détermination de l’être dans le réel en intégrant le devenir dans la pensée, avec l’idée, pour Hegel, que celle-ci doit se réconcilier avec la réalité car c’est là, selon lui, le but ultime de l’histoire. Plus précisément, la dialectique est pensée comme un processus dynamique qui intègre le mouvement historique dans une totalité intelligible et unificatrice. Elle consiste essentiellement à reconnaître l’inséparabilité des contradictoires et à découvrir le principe de cette union dans une catégorie supérieure. La dialectique, au sens hégélien, consiste donc en une marche de la pensée suivant ses propres lois mais aussi conforme au développement même de l’être. Or, Hegel liant intimement le devenir historique du monde à cette marche dialectique de la pensée et insérant donc ce devenir historique dans un processusla Providence.[4] » Aussi, l’accomplissement du mouvement dialectique devra-t-il se caractériser par l’identité de l’absolu avec lui-même, au terme d’un long « travail du négatif », après passage de figures en figures de la contradiction. Cet accomplissement absolu de l’idéal se pense comme fin du processus, le déploiement de sa finalité originaire se posant à la fois comme réalisation ultime et comme terme du développement historique. Nul besoin de revenir ici sur la dimension théologique de cette histoire du salut projetée sur le plan de l’histoire du monde. En effet, nous avons précédemment eu l’occasion de constater que cette orientation théologique du sens de l’histoire était, de manière assez remarquable, calquée sur une eschatologie sécularisée. Il n’est donc pas nécessaire de revenir une seconde fois sur ce point. rationalisé, fait de l’histoire du monde une théodicée permettant à la « ruse de la raison » de devenir le « concept rationnel pour désigner

Ce qu’il est intéressant de souligner ici, et dont témoigne à vif cette pensée dialecticienne, c’est l’incapacité pour la pensée occidentale de se satisfaire d’admettre un destin qui ne soit déterminé par autre chose que l’enchaînement des causes et des effets conduisant à la mort. Autrement dit, la pensée occidentale se traduit dans cette incapacité à s’en tenir au seul sens biologique et humain du devenir, et donc, dans cette incapacité à contenir le sens dans la seule sphère du monde naturel et de la simple continuité. Toujours en quête de justification, la pensée occidentale trouve cette dernière dans l’affirmation de l’objectivité du sens et de l’universalisation de ses principes.

Ainsi, si la dialectique est effectivement tombée en désuétude, au moins deux causes possibles peuvent expliquer ce phénomène. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle le décryptage du processus dialectique n’est plus – à supposer qu’il l’ait jamais été – un moyen pertinent pour rendre compte du réel et la dialectique tombe en désuétude par rejet. Auquel cas, loin de réconcilier la pensée avec le réel, elle s’en écarte prodigieusement. A l’inverse, on peut soutenir l’idée selon laquelle la dialectique n’est plus à l’ordre du jour, non pas parce qu’elle serait infirmée dans ses principes, mais, au contraire, parce qu’on assisterait à un aboutissement du procès dialectique et que ce dernier étant achevé, nous vivrions l’époque d’une « fin de l’histoire ». Cette « fin de l’histoire », c’est la thèse que défend Francis Fukuyama dans La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme[5]. Dans l’esprit de Fukuyama, la fin de l’histoire qu’il croit voir poindre à l’horizon[6] ne se confond en aucune manière avec une apocalypse négative ou avec un arrêt des évènements mondiaux. Bien au contraire, la fin de l’histoire qu’il entrevoit s’accorde davantage d’une visée optimiste : elle correspond à l’avènement d’un certain niveau de conscience sociale acquis et matérialisé dans des institutions ou, autrement dit, à une évolution de la pensée humaine idéalement conduite à son terme, terme qu’il associe directement au succès et à la propagation de l’idée de démocratie libérale.

En résumé, une théorie de la fin de l’histoire, ou du moins telle qu’elle s’illustre chez Fukuyama, croit déceler dans la réalité les signes d’une réalisation pleine à ce point évidente qu’on se targue de la poser comme clôture unificatrice au processus dialectique, comme dans le The End de la fin du conte (qui ne signifie pas qu’il ne se passera plus rien dans la vie des héros, simplement qu’ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants, bref, que l’aventure s’achève). De fait, Fukuyama refuse de voir dans la propagation du modèle démocratique libéral ce qui ne serait qu’un moment dialectique parmi d’autres tant il s’assure que la maîtrise des principes fondamentaux de la pensée humaine sont à jamais découverts, acquis et investis : « Les événements continueraient donc de se succéder après une éventuelle fin de l’histoire, mais la maîtrise de ces principes fondamentaux serait désormais acquise et ne réserverait plus de surprises au sens où tout ajout à leur propos ne saurait être qu’assez marginal[7] ». Selon lui, la fin de l’histoire se caractérise par la fin de l’évolution de la pensée humaine et non par la fin de la succession des événements dans le monde. Il en déduit implicitement que les principes fondamentaux qui régissent ce monde et qui doivent présumer ou non d’une fin de l’histoire se trouvent exclusivement dans la pensée humaine et non dans les événements de ce monde. Ainsi nous ne produirions que du sensé et tout ce qui ne le serait pas ne mériterait pas le qualificatif d’ « historique », celui-ci étant limité à la faculté d’intellection du genre humain. Du coup, il instaure le primat de la pensée sur le fait brut que constitue l’événement et il semble réfuter l’idée selon laquelle c’est justement à partir de l’événement que peut se réévaluer la pensée. Dans une optique dialectique, on cherchera l’événement qui confirma le processus auquel on croie alors que dans une perspective réaliste, le surgissement de l’évènement sera toujours vécu comme une remise en question des principes et conserve cette faculté de s’affirmer comme rupture plus que comme moment dialectique ou processus. Il s’agit simplement de dire ici qu’il ne peut y avoir de fin de l’évolution de la pensée humaine quand la possibilité absolue de l’avènement de l’inattendu par la succession continue des événements reste en place. Et qu’il n’est pas de principes, ni d’idéologies ou de croyances imperméables aux enseignements du donné (datum) et que si tel devait être le cas, la fin de l’histoire, justifiée par la fin de l’évolution de la pensée humaine, ne serait que l’apologue du plus improbable dogmatisme.

Par ailleurs, soutenir que l’on sait clairement ce qui, fondamentalement, est en train de se passer dans l’histoire de l’humanité implique qu’on est désormais à même d’appuyer cette conclusion sur quelques « grands principes » qui seraient tenus pour définitivement acquis. Par conséquent, cela revient à soutenir en même temps que rien de radicalement nouveau ne viendra invalider ces principes dans l’avenir quand bien même l’histoire poursuivrait son cours après l’avènement de la fin de l’histoire, sans qu’aucune « surprise » ne vienne se heurter à la logique présumée de ce moment finalisé de l’histoire. De plus, toute philosophie de l’histoire semble tomber dans le même travers qui est de subordonner toutes les observations historiographiques à un même principe de totalité de l’histoire. Mais ce principe absolu, censé révéler à la fois le sens et le but du devenir des hommes, est moins tiré de la réalité des faits que de l’imagination du philosophe.

La fin de l’histoire n’est donc qu’une croyance, au mieux une hypothèse que l’homme n’a pas les moyens de prouver. Il peut trouver partout des témoignages ou des signes de ce qu’il affirme, s’appuyer sur l’argument d’autorité que constitue un raisonnement dialectique, cela ne prouve rien pour autant. Penser que le monde est régi par un mouvement dialectique n’est pas un savoir. C’est une croyance ou, comme le dirait Raymond Boudon[8], une « idée reçue ». Dans son livre sur l’idéologie, Raymond Boudon montre à quel point il est facile de pratiquer pour soi-même ce qu’il appelle « l’art de se persuader ». Il imagine un historien des idées qui chercherait à écrire un livre sur « la pensée de Karl Marx ». D’emblée, il sera tenté de postuler l’unité de la pensée de Marx ; lequel postulat lui permettra d’orienter son travail de collationnement de documents, ainsi que ses analyses. Dans ce souci d’unité présumée à « la pensée de Karl Marx », il oubliera peut être que Le Manifeste du Parti Communiste ou le Capital n’ont pas été écrits pour le même public ou que Karl Marx était beaucoup plus familier avec l’économie politique en 1852 qu’en 1842. Tout ceci pour dire que l’on a tendance à interpréter la réalité en fonction de ce qu’on cherche à y trouver ou en fonction de croyances auxquelles on adhère plus ou moins implicitement. En conséquence de quoi, le travail de reconstruction ou de compréhension auquel nous aboutissons, par la dialectique entre autres, ne produit non pas la réalité mais uniquement notre manière de concevoir la réalité. Et dans l’exemple de Boudon, il est impossible de retrouver la pensée de Marx telle qu’elle est ou telle qu’elle fut. Ainsi, quand des philosophes de l’histoire tirent des conclusions sur la base d’une pensée dialectique, ils érigent en piliers idéologiques puissants – en tant que systèmes de croyances - certains concepts créés à l’origine pour répondre à des besoins analytiques. De fait, ils se rendent coupables d’artifice dans le discours qu’ils tiennent, dissimulant leurs argumentaires dans des propos trompeurs voire fallacieux – comportement qui n’est pas sans rappeler celui du sophiste antique.

En bref, il s’est agi ici de réfuter l’affirmation d’une fin de l’histoire[9] laquelle est susceptible de traduire à la fois l’accomplissement de l’objet de l’espérance tout comme son effacement, selon qu’on soit optimiste ou non. Chemin faisant, si la démonstration convainc, nous sommes amenés à penser que l’histoire est encore ouverte, peut être sans progrès mais toujours en éternel recommencement, et si, par conséquent, la possibilité séculière d’établir un nouveau messianisme conservait, sommes toutes, quelques pertinences, nous allons voir que les théories du salut terrestre sont caduques.

b – La caducité des théories du salut terrestre :

De manière générale, se dit de « salut terrestre » toute théorie qui aspire à prouver aux hommes la possibilité pour l’humanité d’accomplir sa vocation sur terre et non plus dans un autre monde ou arrière-monde. Cet accomplissement ne se déclinant qu’au futur (puisque toute théorie du salut terrestre est en même temps théorie de l’attente de ce salut), l’aspiration messianiste qui le sous-tend révèle une disposition futurocentrique dont espérance et inquiétude dessinent les deux faces. Le propre du messianisme contemporain est de refuser d’accepter jusqu’au bout ce que réclamerait pourtant une sécularisation achevée et accomplie, à savoir : que l’homme soit passionnément de ce monde ; que congé soit donné sans regret à toute transcendance ; que s’efface l’horizon d’un au-delà de l’histoire et du champ d’expérience. En résumé, il ne faut pas se résoudre à céder au monde comme il va mais, au contraire, affirmer la possibilité d’un au-delà de l’expérience immédiate et suggérer un horizon d’accomplissement de l’histoire. Et si c’est la perte d’efficience du monde supra sensible que traduit l’expression même de « Dieu est mort », le but du messianisme semble alors de rendre un but à l’espérance humaine dans un monde désenchanté[10].

On a défini le messianisme comme étant « essentiellement la croyance religieuse en la venue d'un rédempteur qui mettra fin à l'ordre actuel des choses soit de manière universelle soit pour un groupe isolé et qui instaurera un ordre nouveau fait de justice et de bonheur » (H. Kohn, « Messianism », in The Encyclopædia of Social Sciences[11]). Si le messianisme contemporain imagine et conçoit une version terrestre du salut, quelle sera donc la figure du rédempteur qu’il imagine et conçoit ? De plus, sommes-nous encore capables d’intégrer cette figure mythique aux « promesses » du monde actuel ?

Paradoxalement, en apparence en tout cas, c’est aux heures les plus sombres de l’histoire de l’humanité que l’esprit messianique a puisé en lui-même le plus de force pour s’imposer tout à la fois comme résistance face au malheur et refus catégorique de la fatalité. Ainsi, la puissante dynamique du messianisme en philosophie a-t-elle eu lieu entre deux conflits inédits car mondiaux et chacun source d’une innommable atrocité. Comme le fait d’ailleurs remarqué Pierre Bouretz, dans Témoins du futur[12], ceux de ces philosophes contemporains que l’on a coutume de qualifier de « messianistes » sont nés entre 1842 et 1905 et morts entre 1918 et 1995. Leurs périodes d’activité en tant que philosophes coïncident donc étroitement avec une première moitié de siècle tourmentée et bouleversante. Leurs noms méritent d’être cités : Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, Walter Benjamin, Gershom Scholem, Martin Buber, Ernst Bloch, Léo Strauss, Hans Jonas et Emmanuel Levinas. Tous ont la particularité d’être juifs, porteurs d’une tradition messianique qu’ils tentent d’incorporer à une pensée des « sombres temps » pour, en tant que « témoins du futur », rouvrir la possibilité de l’espérance dans un monde alors rongé par l’horreur. Bien plus encore, la question est de savoir comment penser Dieu après Auschwitz (Jonas). Ils développent un lexique de la liberté et de la paix, de la connaissance et de la sagesse, de l’accomplissement et de la perfection alors que se sont révélés, de la manière la plus criante qui soit, les signes et les effets du désenchantement. Le facteur commun à toutes leurs philosophies est qu’elles se conjuguent au futur, articulant des thématiques de l’attente à des thématiques du projet autour d’une même foi en l’aube d’un jour nouveau. Sommes toutes, chacun à sa manière s’interroge sur la possibilité et la conceptualisation d’un au-delà de la conscience immédiate. Or, cet au-delà, les philosophes messianistes le placent dans un horizon d’accomplissement de l’histoire ou dans l’annonce de l’interruption apocalyptique du cours du monde.

Le fait même que se soit aux heures les plus sombres de l’histoire du vingtième siècle que le messianisme ait réuni assez de force pour porter à bout de bras l’espérance là où, justement, l’on n’espérait plus, semble témoigner de la puissance infinie et inconditionnelle de la faculté d’espérer. C’est en effet le sentiment d’espérance qui a évité bon nombre de suicides en dépit des conditions extrêmes que représentait la vie dans les ghettos de Varsovie, par exemple, et tout se passe comme si l’espérance n’était rien d’autre que l’attente du souffrant, le seul en-dehors disponible au souffrir, avec le renoncement, bien sûr, qui en constitue le pendant négatif. L’homme qui souffre, il est vrai, n’est plus l’homme du projet mais celui de l’attente. Et cette attente peut être aussi bien positive que négative, dans tous les cas, il attend d’un autre ce qu’il ne peut par lui-même et c’est ainsi que Job, dans son malheur, en appelle à Dieu. Car l’homme sans projet n’en est pas pour autant sans attente. En langage husserlien, on pourrait dire que l’espérance est l’intentionnalité spécifique de la souffrance dans l’attente du souffrant.

Selon ce qu’il vient d’être dit, pourquoi devrions-nous, aujourd’hui, suggérer une « caducité des théories du salut terrestre » ? Alors même que l’espérance, auxiliaire de ce salut terrestre, semble éternelle, inconditionnelle et indépassable… Plusieurs raisons peuvent sans doute être invoquées.

La première peut résider dans le fait que les espérances de salut terrestre ont toujours été ajournées et, par conséquent jamais réalisées. Mieux, les quelques tentatives en ce sens se sont soldées par de cuisants échecs, souvent tragiques et dramatiques. Pour s’en persuader, il n’est qu’à regarder le résultat des tentatives concrètes d’accomplissement du socialisme utopique tel qu’il a été porté et achevé par les tenants d’un certain marxisme. On peut à cet égard supposer que les réalisations tragiques successives d’un rêve de salut terrestre, ou même le simple fait qu’il ne faille plus les attendre à l’échelle d’une vie, conduisent à se lasser d’une idée finalement incompétente à réinventer (avec l’objectif de le réaliser) un bonheur pour l’homme à l’échelle de sa propre vie.

La première raison possible et invoquée est donc d’ordre psychologique : l’homme, lassé d’attendre d’autrui quelque chose qui ne vient pas, se fatigue d’une espérance stérile.

La seconde raison est vraisemblablement d’ordre éthique – voire politique - et se résume ainsi : l’espérance d’un salut terrestre ne constitue plus le principe directeur d’une éthique pour notre temps, c'est-à-dire pour aujourd’hui. Concernant le salut terrestre et l’espérance qui le soutient, pourquoi donc élever une ambition qui contredit manifestement les tendances dominantes de notre époque et dont la majorité des philosophes ou idéologues contemporains semblent avoir fait le deuil ? En d’autres termes, quelle est la justification pratique de l’espérance et de la théorie du salut terrestre que cette dernière, dans sa version séculière, soutient ? Comment ne pas invalider l’espérance en un salut terrestre dès lors que l’on place celui-ci au défi du réel ? Encore une fois, il ne s’agit pas de céder à la tentation d’une logique du pire et d’accabler d’un poids encore plus lourd le séjour terrestre des hommes. Simplement, si Kant, à son heure, eût l’électrochoc de son fameux « réveil dogmatique », peut-être est-il temps pour nous d’accepter les exigences d’un réveil éthique qui nous ferait cesser de traiter cette dernière comme une matière de cours parmi d’autres. K.O. Apel considère à ce propos qu’ « une telle attitude serait aux antipodes de la philosophie ». Et il ajoute : « Je pense au contraire que tous les éléments et produits constitutifs de la culture humaine sont des réponses aux défis de situations historiques ou même, comme c’est le cas pour l’éthique, des réponses au défi de la situation humaine en tant que telle, c'est-à-dire en tant que distincte de la situation de tous les animaux. [13]» De fait, si l’espérance peut prétendre à s’insérer comme valeur dans le champ de l’éthique, il lui faut, au même titre que cette dernière, s’imposer comme réponse valide au défi de la situation humaine contemporaine.

Or le défi que nous jette la situation historique actuelle peut être résumé selon la formule qui suit : « La civilisation scientifique et technique a placé tous les peuples et les cultures devant une problématique éthique commune, sans égard pour leurs traditions morales particulières. (…) Pour la première fois dans l’histoire de l’espèce, les hommes sont confrontés pratiquement à la tâche d’assumer à l’échelle planétaire la responsabilité collective des conséquences de leurs activités.[14] » C’est le même constat qui servira de point de départ au Principe responsabilité de Hans Jonas, paru en 1979, et qui, plus près de nous encore, servira de point de départ au Catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy paru en 2002. Ainsi, si Hegel pouvait opposer à la « morale formelle » de Kant une « éthique substantielle » enracinée dans les traditions et les institutions des différents peuples, on est aujourd’hui conduit à admettre qu’une telle éthique ne suffit désormais plus. De nos jours, en effet, on ne saurait se satisfaire davantage d’une éthique dont la mesure exclusive serait réduite à la seule volonté. Si cette dernière est une condition nécessaire, il est fort à craindre qu’elle ne soit pas suffisante. Il faut que l’éthique, plus que sur la seule volonté de l’homme, s’appuie davantage sur le primat des actions effectives du sujet moral sans quoi nous courrons le risque d’être irresponsables.

Précisément, une éthique qui prendrait pour mesure les actions effectives du sujet moral doit elle-même être active pour réagir de manière déterminante aux conséquences de ces actions-là. En ce sens, elle renoue directement avec la volonté, élément de médiation indispensable entre l’exigence éthique posée et l’agir. Il en découle que l’on est activement affecté par l’enjeu éthique de l’action dès lors que l’on se pose comme agent[15] moral responsable. De fait, comme l’avait déjà montré Schopenhauer dans Le Monde comme volonté de représentation, toute espérance se réduit à une certaine forme de passivité puisque l’on n’espère jamais ce qu’on fait et qu’on ne fait jamais ce qu’on espère. Plus que l’espérance, en effet, c’est la volonté qui précède immédiatement l’action et non l’inverse (comme s’il fallait d’abord espérer pour vouloir !) à tel point que la volonté ne fait qu’un avec l’acte : vouloir sans agir ce n’est donc pas vouloir. L’agir s’identifie alors au vouloir. Ainsi, si nous assumons la responsabilité de nos actes, il nous faut aussi assumer celle de notre volonté comme moteur unique de l’action et ne plus justifier notre agir par l’objet de l’attente mais par le point de départ que notre volonté constitue pour tout acte.

Or, cette position de responsabilité nous conduit à rejeter une éthique guidée et élaborée sur la notion de progrès puisque nous nous rendons compte aujourd’hui qu’en l’état actuel des choses il ne s’identifie plus du tout à une fin ultime et souhaitable pour l’humanité. La tendance remarquable qui commence à s’affirmer chez la jeune génération aujourd’hui, c’est cette montée de l’incroyance en la vertu de la notion progrès[16]. Plus qu’une incroyance, il s’agit bel et bien des prémisses d’un divorce. Non que le progrès –transposition séculière de l’objet de l’espérance- ne provoque plus jamais l’envie ou cesse d’exciter totalement le désir, mais la facture qu’il nous adresse aujourd’hui accumule les montants successifs des erreurs passées comme autant de conséquences des consciences aveuglées par la foi progressiste en un salut terrestre. Voila qui est l’occasion de rappeler que le caractère problématique de l’éthique n’apparaît en fait plus dans le cadre d’une « religion du progrès ». Cette dernière impliquait abusivement[17] la norme suivante : était perçue comme « morale » ou « éthique » toute attitude ou conduite allant dans le sens du progrès, dont on croyait connaître le contenu essentiel (émancipation croissante de l’individu, accomplissement de l’autonomie du sujet en tant que citoyen, marche vers l’égalité, la liberté, la connaissance scientifique etc.). En effet, dans une conception « progressiste » du monde, les fondements de la morale se trouvent immédiatement donnés, déterminant par-là les règles du devoir-faire et du devoir-être et la finalité de l’action morale se trouve, quant à elle, définie. Toute attitude qui contredirait les postulats progressistes serait donc qualifiée d’immorale et de mauvaise, voire illogique, car opposée à l’idée de la nécessité du progrès pour organiser le salut de l’humanité. En l’occurrence, réfuter la nécessité du progrès s’assimilerait à pêcher par présomption au regard des dogmes d’une religion du progrès, deuxième foyer de salut après le judéo-christianisme. En définitive, la montée de l’incroyance vis-à-vis du progrès et le scepticisme qu’il engendre sont peut-être à la base de ce que l’on pourrait qualifier de « deuxième sortie de religion. »

Bref, le messianisme séculier n’est plus porteur et le « Progrès » demeure à peine une vertu utopico-religieuse[18]. Devant assumer les conséquences de sa liberté récemment conquise, l’homme séculier doit admettre et assumer le fait qu’il n’a plus de maître suprême et qu’il n’a rien à espérer de ce qu’il n’est lui-même en mesure de produire ou de créer. Car il n’est plus de vrais rédempteurs, il n’y a que des hommes libres et cette liberté en appelle directement à leur responsabilité[19]. Libres et responsables, il nous faut cesser de subordonner le cours des évènements de ce monde au principe imaginaire d’un progrès d’accomplissement. Et rejetant les leurres d’une philosophie de l’histoire, c’est aussi par un rejet d’une théologie de l’histoire qu’il faut passer sans quoi nous risquerions d’emprunter une voie qui ne mène nulle part ailleurs qu’à l’irréversibilité de l’échec. Ce n’est donc pas sur la ligne d’un horizon toujours en fuite que nous devons placer nos espérances. Après avoir espéré en Dieu nous avons espéré en un plan de l’histoire du monde, il nous faut maintenant espérer à la source de nos actions, c'est-à-dire en nous-mêmes, seuls objets de connaissances à notre portée et seuls sujets d’action à disposition pour intervenir dans le monde. L’objet de notre espérance, nous le puisons en nous-mêmes et devons le faire surgir dans notre « maintenant » car, comme le disait quelque part Saint-Exupéry, « Tu ne dois pas prévoir l’avenir, tu dois le permettre. »

c – Catégorie de l’espérance et catégorie de la déception :

« Tout bonheur est d’espérance ; toute vie de déception » écrivait Schopenhauer[20], récusant ainsi l’idée d’un salut terrestre possible puisque toute vie se trouverait en deçà d’un bonheur qu’elle n’atteint jamais. C’est la même idée qui se trouve exprimée par le sociologue Henri Desroches dans Sociologie de l’espérance : « L’espérance est une promesse qui ne peut être tenue. » Et il ajoute : « Sans l’espérance, rien ne serait réalisé. Mais tout ce qui s’est réalisé est au-dessous de l’espérance… L’espérance est doublement inespérée : elle n’obtient pas ce qu’elle espère et elle obtient ce qu’elle n’espérait pas. » La catégorie de l’échec et de la déception vient donc hanter la dialectique messianique d’une espérance séculière : toute espérance réalisée serait en même temps une espérance contrariée, une promesse non tenue.

Dans un moment contemporain caractérisé par la désutopisation et la démythification de l’avenir, nous nous retrouvons en même temps dépourvus de grands systèmes porteurs d’espérances collectives et confrontés à l’absence de projets politiques structurants. Il en découle que nos sociétés occidentales sont travaillées par la déception. Le phénomène n’est, à proprement parler, pas nouveau. Tocqueville le décrivait déjà dans la première moitié du XIXème siècle aux Etats-Unis : dans les sociétés d’égalité « les espérances et les désirs (…) sont plus souvent déçus, les âmes plus émues et plus inquiètes et les soucis plus cuisants.[21] » Selon Tocqueville, en effet, l’augmentation des biens matériels, loin de faire diminuer le mécontentement des hommes, tend à l’augmenter. Les frustrations et les insatisfactions se multiplient et s’accroissent, tandis que les inégalités reculent et que se diffusent les richesses matérielles. Ainsi, tandis que s’ouvrent de nouveaux espoirs, les frustrations et comparaisons envieuses se répandent et, en définitive, on ne supporte pas que le voisin ait plus que soi. Les jouissances matérielles « tranquilles et permises » sont, certes, nombreuses mais les hommes sont le plus souvent malheureux de la jouissance des autres. La société démocratique secrèterait donc, en interne, un sentiment massif de déception.

Etre déçu, c’est avoir été trompé dans son attente, lésé par son espérance. Si l’espérance actuelle devient un idéal précaire, c’est sans doute parce que la plénitude souhaitée de l’expérience humaine est trop souvent contredite par l’amertume de la déception. Sans doute la déception serait-elle moindre si nous n’avions l’habitude d’exiger l’impossible ou de formuler secrètement les vœux les plus sincères en même temps que les plus irréalisables qui soit. Peut être alors échapperions-nous à la déception si l’optimisme qui soutenait notre espérance était tout à la fois « militant » et éclairé. C’est en tout cas la position défendue par Ernst Bloch dans son Principe Espérance. L’ « optimisme militant » de Bloch correspond à une espérance active dans le Novum, dans l’accomplissement de l’utopie[22]. Le fait qu’il doive être éclairé signifie que l’espérance ne doit pas être naïve mais « savante », une science de la réalité, un savoir actif tourné vers la praxisdocta spessavoir quelles sont les potentialités réelles offertes par la matière à tel moment donné de l’histoire et en tel endroit de l’espace. Cependant, à cette obligation de savoir s’ajoute l’impossibilité de ce savoir car le monde déborde notre entendement : le monde contient plus de choses que je ne puis en placer dans mon espérance. De cette manière, nous sommes acculés à une exigence impossible de savoir car nous logeons l’espérance dans l’imagination (avec sa part d’illusions et de déni) plus que nous ne la plaçons dans les faits. Il s’ensuit que notre faculté d’agir en connaissance de causes sur la base d’une espérance se trouve altérée et que l’espérance même que nous projetons par-delà le monde n’est en fait jamais en pleine adéquation avec le monde tel qu’il est, d’où l’ombre de l’échec et de la déception. Autrement dit, tout est meilleur dans le rêve et la réalisation de ce dernier ne peut générer autre chose que de l’insatisfaction. transformatrice du monde et vers l’horizon de l’avenir. Ainsi, cet « optimisme militant » pose que la formulation d’un rêve-en-avant, inspirée par les « images-souhaits », doit s’accorder à la matière en connaissance de cause selon le principe de (c'est-à-dire « espérance savante »). Ainsi nous trouvons-nous devant une obligation de

Toutefois, Ernst Bloch était bien conscient de cette difficulté et il la soulève dans le Principe Espérance : « Le rêve n’est pas réalisé tel quel, c’est là un moins, mais quelque chose se présente en chair et en os, et c’est là un plus largement compensatoire.[23] » En termes plus triviaux, cela revient à dire que Bloch voit le verre à moitié plein pour s’illusionner sur le fait qu’il est aussi à moitié vide.

II – Conséquence du paradoxe politique : un dilemme éthique

L’interrogation est la suivante : l’espérance doit-elle, de droit, conserver sa place dans une éthique de la pensée et de l’action pour le monde contemporain ? Est-elle encore justifiée à déterminer les motifs de notre agir au sein du monde tel qu’il se manifeste à nous ? Autant de questions qui interrogent le fondement éthique de l’espérance dans le monde contemporain. Une problématique plus large enveloppe ce débat. Il s’agit, en effet, de remettre en question le présupposé moral et conservateur du caractère immuable et inconditionnel de nos valeurs, et qui plus est, de celles que nous comptons au rang de « vertus ». Ainsi, il nous faut déterminer, au risque d’introduire une part de relativité, si la valeur éthique de l’espérance peut être mesurée sans lien avec le monde et si son statut de vertu constitue un gage d’immutabilité et de pérennité non pas dans le cœur des hommes mais véritablement dans l’action politique de tout agent moral. Dans un langage plus kantien, il est loisible de se demander si l’espérance a valeur d’impératif catégorique de la raison et si, du même coup, elle vaut comme détermination transcendantale a priori de la faculté d’espérer en chaque homme. Toujours en d’autres termes, et d’un point de vue peut-être plus global : l’espérance demeure-t-elle le moteur nécessaire et suffisant à l’agir politique et moral dans le monde ? Doit-on continuer à lui conférer ce pouvoir de légitimation absolue de chacun des discours et actions qui s’en prévalent ? L’espérance n’évolue-t-elle pas sur une voie divergente de celle de la responsabilité ? Or, la « responsabilité » semble s’imposer comme l’impératif majeur que nous dicte, non plus seulement notre raison, mais, bien plus encore, celle des générations futures par une exigence inflexible de préservation de l’environnement et de la nature.

a – Mise en perspective du dilemme : éthique de conviction versus éthique de la responsabilité

En ce début de XXIème siècle, l’espérance fait l’objet de deux attitudes opposées à son égard et faisant chacune référence à deux postures éthiques différentes et en apparences inconciliables. La première attitude, nous la qualifierons d’attitude de conviction. Par définition, une conviction s’apparente à une croyance ferme, une certitude en un certain nombre de principes ou de valeurs. Agir par conviction, c’est montrer son attachement indéfectible à une ou plusieurs croyances et imposer l’autorité qu’on leur reconnaît sur la simple situation de faits. La conviction se tient donc en dehors du factuel et s’il y a communication entre le monde des faits et le jeu de convictions, c’est une relation de communication à sens unique qui s’établit entre l’idée, le principe, ou la valeur, et le monde mouvant des faits. Ceci pour souligner la dimension statique de la conviction face à la mouvance aléatoire des évènements qui façonnent le cours du monde jusqu’à infléchir parfois le bien-fondé de telle ou telle croyance. La posture de conviction ressemble par bien des aspects à la posture du militant politique. L’attitude qui consisterait pour lui à interroger la pertinence ou le bien-fondé des principes qu’il défend au nom de tel ou tel parti lui apparaîtrait de prime abord comme une attitude tout simplement irrationnelle car il ne ressentira pas le besoin de savoir si ces mêmes principes sont vrais ou faux pas plus qu’il ne cherchera à reproduire dans son propre esprit le processus plus ou moins complexe qui aura conduit le leader de son parti à mettre en exergue tel ou tel principe. Il se contentera de faire confiance, fusse en ignorance de causes, endossant le principe comme un objet technique qu’il juge conforme à l’idée qu’il se fait des choses. Mais la conviction ne soumet jamais un jugement de valeur à l’examen méthodique ou critique qui demanderait l’effort formidable de remonter aux sources oubliées du principe. Et lorsque l’ampleur de ce travail décourage, on s’en remet plus facilement à une rationalité axiologique[24], c'est-à-dire que l’on ne justifie plus le principe par ses causes ou antécédents mais par la fin que l’on se donne et dont il constitue un moyen. Dès lors, c’est la fin donnée, ajoutée à l’indéfectible confiance, qui confère au principe la marque de son autorité, elle-même génératrice d’adhésion par conviction. Dans le cas de l’espérance, la confiance en un avenir meilleur et la finalité de béatitude font l’apanage des plus convaincus.

La seconde attitude est très différente puisqu’elle se fonde sur la responsabilité et que cette dernière impose parfois de faire taire ses convictions. Par exemple, je peux avoir la conviction que le développement industriel est une fin souhaitable puisqu’il entraînerait à sa suite la diffusion du modèle démocratique libéral à toute la surface du globe. Voilà pour la conviction[25]. En même temps, j’apprends qu’il est impératif de réduire les gaz à effet de serre et qu’élever le mode de vie de tous les habitants de la terre au mode consumériste occidental est peut-être une idée séduisante en théorie mais prodigieusement désastreuse et catastrophique en pratique puisqu’à vouloir inventer le bonheur partout nous ne réussirions qu’à aggraver la tragédie pour chacun (puisque les ressources naturelles et vitales de la Terre sont limitées et que la population mondiale doublera à la fin du siècle prochain). Nous voyons donc le décalage qui existe entre ces deux éthiques. Décalage ou même contradiction puisque l’une invalide les préceptes et principes de l’autre.

Si l’espérance devait aujourd’hui devenir le moteur d’action exclusif de l’agent moral, il faudrait que cet agent ait recours à une éthique de conviction puisque nous avons vu que, d’un point de vue politique, l’espérance ne parvenait pas à surmonter seule ses propres contradictions et que, d’un point de vue ontologique, l’espérance était soutenue par la foi, laquelle foi, en tant que certitude ferme, appartient à un système de croyances proche de la conviction. Autrement dit, l’espérance, s’établissant sur une croyance ferme et forte, requiert, pour perdurer, que l’agent moral soit convaincu de la faculté d’exister de l’objet qu’elle prend pour fin. En effet, si on définit une « éthique de la conviction » comme une éthique dont la mesure est la volonté plus que les actions effectives du sujet (ou agent) moral, alors c’est bien dans le cadre d’une telle éthique que s’inscrit le fait même d’espérer car un examen critique de l’espérance met bien en exergue la différence qu’il y a entre ce que je veux et ce qu’il est possible non pas d’espérer mais de réaliser sachant que l’espérance tend plus vers la catégorie du souhait que de l’action. Et même lorsque la disposition à espérer produit l’action, cette action n’est pas produite pour elle-même mais en vue d’une fin non actuelle que rien ne justifie si ce n’est la conviction et l’adhésion dont je l’entoure. Ainsi, le danger inhérent à toute éthique de conviction (cadre de l’espérance) est de faire courir le risque d’une volonté aveugle car incessamment projetée sur une ontologie du devenir et de l’invisible à quoi s’ajoute cette fâcheuse tendance à projeter cette invisibilité sur le futur, tendance elle-même accréditée par le postulat suivant : futur = invisible ; invisible = condition de conceptualisation de tous les possibles. D’où il s’ensuit que futur = lieu de projection de ce que j’aimerais y voir. Certes, ce postulat tend à tomber en désuétude depuis que les contours probables du futur se révèlent assez distinctement pour ébranler avec force les certitudes les mieux ancrées des optimistes militants les plus convaincus. Une éthique de conviction ne prémunit donc ni contre les idées reçues, ni contre les illusions.

Mais après le croire, il faut l’agir et ne plus conforter l’agir dans le croire mais dans le savoir sans quoi, nous pêcherions par ignorance. Ernst Bloch disait qu’il espérait selon les principes de la docta spes ce qui signifiait « agir en connaissance de causes ». Le temps est largement venu pour nous d’agir en connaissance de conséquences, maxime adaptée aux bouleversements de notre rapport au temps et, tout particulièrement, aux bouleversements de notre rapport à l’avenir, déjà connu, déjà pronostiqué.

Ce qui nous conduit à en appeler à la responsabilité comme solution raisonnable de rechange face à l’exclusivité des éthiques de conviction puisque pour la première fois dans l’histoire de l’humanité nous avons à assumer collectivement les conséquences de nos activités et modes de vie.

La responsabilité est généralement vécue comme un rapport négatif à l’action puisque qu’elle implique que nous ayons à répondre de nos actes et puisqu’elle impose le devoir de les assumer totalement après qu’ils aient été commis. La responsabilité a donc une dimension rétroactive quand l’acte a déjà été commis ou réflexive si l’acte n’a pas encore été accompli. Dans le premier cas, il s’agit d’assumer les conséquences et dans le second, de les calculer par anticipation. Or, c’est un impératif de cette sorte qui s’impose à l’humanité aujourd’hui. Le danger des derniers développements techniques, menaçant l’environnement et l’humanité future, impose de prendre en compte un certain nombre d’obligations et de devoirs urgents pour permettre de continuer d’envisager la planète et ses occupants sur du long terme. Hans Jonas, qui le premier formula les exigences de cette nouvelle éthique de la responsabilité, ajoute à juste titre que cet ensemble d’obligations et de devoirs constitue notre dette à l’égard des générations futures. François Mitterrand avait un jour dit que ce n’était pas que pour les vivants que l’on faisait de la politique mais aussi pour ceux qui étaient déjà morts et pour ceux qui n’était pas encore là. De la même manière, il ne faut pas projeter et agir que pour les vivants, mais en assumant l’héritage des morts et le désir de la jeunesse. Car c’est aux générations futures que nous devons promettre l’avenir. La promesse est désormais une valeur que l’on doit conjuguer au présent.

Certes, il ne s’agit cependant pas d’opposer radicalement éthique de conviction et éthique de responsabilité : il faut plutôt fonder une éthique qui soit à la fois une éthique de conviction et une éthique la responsabilité. S’il faut espérer quelque chose de l’homme, c’est au moins qu’il soit responsable. Mais l’espérance n’est pas a priori une condition sine qua non de la responsabilité et de l’action. Si l’homme est vraiment libre, son action doit aussi être délivrée de l’attente. Le personnage de Des Esseintes dans A rebours de Huysmans incarne sans aucun doute le summum de la liberté en séparant l’action à la fois de l’attente et du projet : sans crier gare, au beau milieu d’un récit marqué par l’immobilisme, il décide de partir en voyage à Londres. Mais aussi parce qu’il se rend compte qu’il n’attend plus rien de ce voyage, il renonce à prendre son train de la gare Saint Lazare pour revenir immédiatement à sa villa de Fontenay. Chez Des Esseintes, l’action et le projet sont donc complètement désolidarisés de toute espérance. Mais du coup, il apparaît comme un personnage inconséquent, rongé par la décadence, l’illusion et l’ennui égotique.

Pour faire sens, l’action doit s’inscrire dans un projet déterminé par les conséquences qu’elle engendre tout autant que par les motivations qui la produisent. Mais une absence de motivations conduit nécessairement à un mépris des conséquences car il traduit un désengagement moral et un délitement du lien qu’entretient l’homme avec l’acte. C’est pourquoi la responsabilité, en tant que prise en compte des conséquences, requiert tout de même comme réquisit l’idée de finalisation d’un but qu’elle estime réalisable et dont elle espère malgré tout la réalisation. Ce qui signifie qu’un principe responsabilité poussé à son extrême relève lui-aussi de l’utopie sociale, et que par conséquent, il ne peut se mettre en branle que si une confiance en un but de réalisation s’incarne dans une forme d’espérance.

Le Principe Responsabilité, tel que l’entend Jonas dans le cadre d’une pensée écologique et pour avoir une signification éthique véritable, ne peut pas se référer uniquement à un concept abstrait de « nature » mais bel et bien à l’environnement naturel de la vie. Les utopies économistes fondées sur un principe d’expansion (c'est-à-dire un développement illimité de la production, une croissance infinie de la consommation) sont, de ce point de vue, éthiquement irresponsables car en contradiction totale avec l’équilibre de la planète. Mais on le voit bien aujourd’hui, les demies-mesures, les réformes écologiques frileuses, les multiples conférences intergouvernementales ont sans conteste montré leur impuissance et leurs limites. Des propositions comme le « marché des droits de pollution » ne visent en fait qu’à perpétuer l’état de choses existant, au profit des grands pollueurs, à commencer par les Etats-Unis. Or, comment imaginer une solution véritable, durable (mais surtout radicale) pour résoudre le problème de la crise écologique, sans changer, de fond en comble, le mode actuel de production et de consommation et renoncer au mythe du développement et de la croissance à tout crin ? Comment renoncer à ces logiques économiques et à cette idéologie progressiste du développement et de la tragique occidentalisation du monde sans penser réalisable un projet utopique de transformation sociale et politique ? On le voit, exiger de l’humanité qu’elle accepte et applique l’ensemble des conséquences pour elle d’un principe responsabilité poussé à l’extrême traduit une disposition d’esprit utopique nourrie d’une grande espérance quant à la faculté des hommes au renoncement. Et pourtant, il est probable que nous n’ayons pas le choix et que cette attitude utopique soit la seule attitude responsable que nous puissions éthiquement défendre aujourd’hui.

b – Payer le prix du désenchantement : résignation ou responsabilité ?

Il existe au moins deux moyens d’aller à contre-courant de son temps : d’une part, l’attitude réactionnaire qui campe sur une vérité supposée du passé et de la culture que la réalité du présent trahit ; d’autre part, l’exigence d’un devenir autre que l’immuable cours des choses. Ces deux voies sont d’ordre idéologique en ce qu’elles se réfèrent toutes deux à des systèmes de croyances et de valeurs en marge de la réalité des faits. Réactionnaires ou révolutionnaires, les deux attitudes décrites ont finalement pour dénominateur commun d’appartenir au lexique utopique puisque d’une manière ou d’une autre, ce que chacune propose c’est un saut dans l’ailleurs ou l’autrement. L’espérance, en maintenant vivante l’idée d’un écart entre ce qui est et ce qui devrait être, entre le réel et le possible, concilie ces deux attitudes en se fondant tout à la fois sur une « vérité » héritée du passé et en tendant vers l’exigence d’un devenir autre que cet immuable cours des choses. Ce qui témoigne autant de sa force que de sa faiblesse car la résistance qu’elle oppose au réalisme-fatalisme en s’engageant dans un pari sur l’improbable ne possède pas les moyens de sa politique d’autant plus qu’une curieuse forme de désespoir s’attache, au point d’en paraître indissociable, à l’optimisme militant. Dans l’espérance à tout prix que nous servent toutes les déclinaisons utopiques d’un principe espérance, « tout se passe comme si [les participants à ce mouvement] se répétaient à eux-mêmes : nous voulons au moins être les instigateurs de notre défaite ; en outre, nous n’entendons pas qu’on nous prenne pour des agneaux. [26]»

Toute la question demeure de savoir comment reconstruire une espérance dans un monde où les paroles les plus sages sont des paroles de résignation et où l’espérance n’est plus qu’une pose pour la liberté en temps de défaite. En même temps, la question qui doit le plus nous mobiliser continue et continuera d’être celle de l’avenir et de la place de l’homme dans cet avenir. Aussi, pour que l’eschaton soit de nouveau une instance véritablement fécondante d’une pratique politique, il faut que l’éthique renoue avec l’exigence des faits et que la détermination de notre agir dans le monde ne se cantonne plus à la représentation que nous nous en faisons sous l’influence de croyances et de dogmes idéologiques. Pourtant, il ne s’agit pas non plus d’être vulgairement « pragmatique », « réaliste », voire « cynique », sans en même temps chercher à imposer au monde la marque réelle de notre volonté. Mais, cette volonté, nous devons plutôt l’inscrire dans le champ de l’action que dans celui de l’attente et faire en sorte que notre vouloir s’affirme comme l’énergie constitutive d’un projet et non seulement dans l’attente de l’espérance. En d’autres termes, nous ne devons plus nous en remettre à autrui pour accomplir ce qu’il nous incombe directement de faire, ce qui revient à assumer pleinement toute notre responsabilité d’homme.

Payer le prix du désenchantement par la résignation produirait l’enfermement du vouloir dans une histoire subie que l’on aurait souhaitée voulue. Or, la soumission c’est l’état du souffrir et de la limitation dont pâtit toute volonté. La soumission déresponsabilise puisque pour justifier les faits, elle se réfère irrémédiablement à la volonté d’autrui. Aussi, invoquer le désenchantement comme cause majeure de notre désespérance n’est qu’un fallacieux prétexte pour se décharger du poids de notre responsabilité alors que nous devons plus que jamais peser de tout notre poids dans le monde pour lui rendre son avenir. Le désenchantement est un fait traduisant une réalité : l’achèvement de la trajectoire vivante du religieux à travers l’effacement de l’élément sacral du divin. Il suffit de prendre la mesure de ce fait et de l’accepter. Car le désenchantement nous renvoie à nous-mêmes dans le rapport que nous entretenons avec le monde. En effet, le rapport réfléchi au travers duquel l’espèce humaine choisit de fait entre un certain nombre de manières possibles d’être ce qu’elle est se dédouane de la médiation d’un Dieu à travers le recul de l’idée de transcendance. Avec le désenchantement, c’est donc la médiation de l’altérité qui disparaît en même que la figure de l’autre à qui je puis m’en remettre au moment du souffrir. Et par-là la responsabilité de notre histoire et de notre devenir doit aller de paire avec notre autonomie.

Ainsi, la résignation n’apporte rien. Elle ne crée rien de neuf et ne permet pas à l’individu d’entreprendre quelque chose de nouveau. Mais comme l’action humaine ne peut partir du rien, ni créer à partir du néant, il lui faut sans cesse détruire ou déplacer ce qui lui préexiste pour modifier ou transformer l’état de choses existant. Et si la résignation n’apporte rien, l’espérance pure est stérile en même temps que la volonté demeure. Faut-il pour autant achever de détruire l’espérance ? Certes non et il est à parier que nos efforts dans ce domaine seraient vains et désastreux puisque contraires à la faculté qu’ont les hommes de s’écarter de leur environnement par la pensée et d’imaginer que les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont en réalité. Il ne faut donc ni « détruire » l’espérance ni la nier mais opérer son déplacement dans le champ de la responsabilité afin que les effets de nos actions s’ancrent dans ce que Hans Jonas appelait une « éthique pour la civilisation technologique ».

c – L’espérance vaut-elle encore comme moteur de l’action ?

Tout ce qu’il vient d’être dit nous amène à interroger la responsabilité de l’espérance comme moteur de l’action.

Dans la mesure où l’espérance devient responsable, elle s’inscrit moins dans le champ de l’attente de l’évènement que dans l’engagement pour l’action. Ce qui fait d’elle une espérance responsable, c’est son renoncement à être une espérance utopique dans la mesure où le futur sur lequel elle table n’est plus, à proprement parler, imprévisible et en dehors de toute forme de savoir. Adopter une attitude allant à l’encontre de la vertu, a souvent été dénoncé comme « irresponsable », aujourd’hui, c’est la vertu d’espérance elle-même qui, si elle devait faire loi, nous fait courir le risque de se révéler irresponsable. L’espérance fanatique, toute tendue vers son but, risquerait en effet, par aveuglement, de dissoudre l’intérêt collectif dans la conviction particulière et par-là, d’engager l’agir sur la voie de conséquences qui lui sont étrangères et qu’elle n’avait pas su anticiper et donc de produire - par méconnaissance - des effets qu’elle n’est pas en mesure de maîtriser ; ce qui fait d’elle une vertu potentiellement irresponsable.

Ces considérations étant faites, a-t-on pour autant intérêt à dégager l’espérance de tout agir humain dès lors que cet agir revêt une dimension publique ? Si l’impératif catégorique de responsabilité doit orienter nos actions, la responsabilité sur laquelle se fonde notre agir en est-il pour autant auto suffisant ? En d’autres termes, l’action n’est-elle éthiquement valide que du simple fait qu’elle a été accomplie et menée à terme sous l’égide et le contrôle de la responsabilité ? Le problème vient de ce que la responsabilité ne suffit pas à se porter garante de l’efficience de l’action humaine car le seul fait d’être responsable n’engage pas nécessairement l’action. Or, seule l’action produit du changement et ce changement étant parfois nécessaire et légitime, il faut conférer à l’action les moyens et la force d’engranger ce changement[27]. La responsabilité est une posture conférée à l’action, voire une motivation, mais constitue-elle à elle seule l’élément déclencheur de l’agir ? Probablement pas. Car avant qu’il y ait des motifs d’agir, il doit bien évidemment y avoir une puissance de mouvement ou d’action apte à produire le changement et avant que cette action, ou mouvement, soit devenue moyen, le désir de changement a commencé par être lui-même le but ou le terme du propre vouloir. Il faut donc bien que l’action se trouve une force constitutive en dehors de la responsabilité. Comme il est tout à fait possible d’agir en toute irresponsabilité, on voit bien que l’action s’amorce sur un autre moteur et que la responsabilité n’est qu’une valeur ajoutée à l’acte plus que le principe autosuffisant à tout agir. Or, on le sait, la force constitutive de toute action, c’est dans la volonté qu’on la trouve. Et pour donner de l’efficience à l’action, il s’agit moins de vouloir être responsable que de vouloir agir avec responsabilité car dans le premier cas, la motivation se confond avec la fin dans un cercle infranchissable alors que dans le second la motivation se place au service de la fin en vue d’un résultat qui dépasse la seule motivation de responsabilité.

Ainsi, à la responsabilité que l’on place comme paradigme éthique à l’action doit s’adjoindre une force constitutive émanant de la volonté. Mais cette volonté, pour servir l’action et la responsabilité sur la voie de l’efficience – autrement dit pour être « créatrice » - doit se charger d’une certaine positivité. Il s’agit en fait d’optimiser les moyens d’intervention de notre agir dans le cours du monde avec cette indication éthique que « qui dit initiative dit responsabilité[28] ».

On le voit, espérance et responsabilité ont partie liée, la première ayant pour rôle de rendre la volonté dynamique et la seconde déterminant aussi bien les motivations profondes de l’acte que les modalités effectives de l’agir. Il ne faut donc pas ruiner les fondements éthiques de l’espérance puisque la responsabilité ne se suffit pas au succès de l’action. L’espérance, en tant que force dynamique constitutive de la volonté, sert l’action dans sa capacité de réalisation. La responsabilité impose, certes, des limitations et des contraintes au principe espérance. Pour autant, les deux principes a priori opposés d’espérance et de responsabilité ne se neutralisent pas et il n’est pas de domination stérile de l’un sur l’autre. Simplement, la responsabilité offre le principe de l’action et l’espérance en optimise la capacité de réalisation. Toutefois, ce qui doit primer, ce n’est pas une volonté aveuglée par la promesse du passé mais une volonté présente éclairée par l’avenir.

III - Penser l’alternative. Au-delà d’une orientation eschatologique et d’une conception cyclique du temps.

Le dilemme éthique auquel se confronte l’espérance, trouve, nous l’avons vu, une voie de résolution avec la refonte de cette dernière au sein d’une éthique de la responsabilité. Mais cela ne suffit pas. Les solutions de demi-mesure sont fragiles en cela même qu’elles se contraignent chacune dans les limites de l’autre. Et si la possibilité d’adjoindre aux effets d’un « principe espérance » les conditions d’un « principe responsabilité » demeure pertinente au regard d’un souci d’efficience de l’engagement éthique de l’agent, il n’en demeure pas moins des lacunes et des manques quant à la quête de sens éperdue que mènent les hommes pour eux-mêmes. Dans un monde où la foi s’anémie et où la quête collective de sens se perd en conjectures, l’homme finit par se retrouver seul face à la nature, sans vision ordonnatrice sur laquelle s’appuyer. La nature, décomposée en une foule de phénomènes indépendants, ne constitue plus un principe d’unité et le sujet ne s’éprouve plus que comme un cas particulier de cette nature éclatée qui lui signifie aussi le propre éclatement de son sens. « Il cherche malgré tout en elle son principe car il refuse la métaphysique, mais il ne rencontre qu’une nature mécanisée qui lui renvoie sa propre image. L’euphorie naturaliste des XVIIIème et XIXème siècles débouche sur l’angoisse[29] contemporaine (…). »[30]

Par ailleurs, son engagement dans l’action n’est souvent destiné qu’à donner un sens à sa liberté gratuite. Dans une réalité où tout désir doit être responsable, où le sentiment d’angoisse est doublé de celui de l’absurde, où l’exigence d’avenir se fait des plus pressante, il importe à l’homme, non comme une possibilité, mais comme un besoin vital, de tout mettre en œuvre pour « édifier un monde »[31] qui soit de nouveau un foyer de reconnaissance et d’identification pour l’être humain.

a – L’espérance comme refus de la fatalité

Exalter le « refus de la fatalité » est une attitude politique à la mode. L’expression est revenue avec une constance remarquable dans les arguments de campagne des candidats à l’élection présidentielle française de 2007[32]. Il s’agit de « refuser la fatalité » et de dire qu’il n’y pas de fatalité « à la misère », « à la mondialisation », « à l’exclusion », « à la faim dans le monde », « au chômage », « à la violence », « à l’échec scolaire » etc. Curieusement, l’expression même de « refus de la fatalité » ne revêt pas la dimension « révolutionnaire » qu’on lui confèrerait aisément de prime abord. Il est intéressant de constater que les partis les plus conservateurs et même les plus traditionnalistes et réactionnaires se posent en parangons de ce « refus de la fatalité »[33]. Et en même temps, l’expression est toute aussi bien reprise en leitmotiv de campagne par la plupart des partis de gauche et d’extrême gauche. Dans tous les cas, il s’agit de vouloir sortir ou s’écarter du sillon qu’on imagine tracé par les prédécesseurs en accusant ces derniers d’avoir « enlisé » la situation au point qu’elle paraisse – ou qu’on la fasse paraître – pour le moins inextricable. Le refus de la fatalité, sur le plan politique, peut se traduire au moins par trois attitudes distinctes : un désir d’œuvrer à une transformation radicale du monde ouverte à l’espérance, un désir de ne pas passer à côté des opportunités actuelles que présente le monde, un désir de retour vers d’anciennes valeurs morales et politiques, les mœurs présentes étant « corrompues ». On se trouve donc en présence d’une attitude « révolutionnaire » car vecteur de changements radicaux, d’une attitude à la fois flexible et pragmatique, et d’une attitude réactionnaire. Dans le premier cas il s’agit de changer le monde, dans le second de faire évoluer une société vers le modèle mondial et dans le dernier, de revenir à un modèle antérieur en produisant un changement à l’envers, une régression.

Le facteur commun à toutes ces attitudes est une conviction ferme que l’on peut toujours sortir de l’inexorable cours des choses, du cercle de la fatalité, ce « cercle de fer », ainsi que l’appelait Jaurès. L’espérance témoigne de ce refus de la fatalité et, en ce qu’elle façonne l’avenir d’une société au sein d’un Etat, la politique, à plus ou moins court terme, elle est aussi porteuse d’espérances.

Cependant, ce témoignage d’espérance auréole le discours politique de promesses d’avenir comme autant de « concepts-valise » pratiques et suffisamment commodes pour que l’on puisse y loger tout argumentaire politique ou électoral quel qu’il soit. Comme ce refus de la fatalité n’est que rarement affirmé dans une position forte qui se situe souvent au-delà des règles et des codes politiques en vigueur, le refus reste dans la parole, s’infuse en faible teneur dans l’action et demeure sur le terrain du consensus mou. Et la ligne d’horizon sur laquelle on voit poindre l’espérance et la concrétisation de ce refus de la fatalité n’en finit pas de reculer.

Sans doute a-t-on oublié, ainsi que nous le rappelle Georges Bernanos, que l’espérance est avant tout une « vertu héroïque » et qu’en tant que telle, elle ne peut s’intégrer efficacement à une action ou projet politique ancrés dans un désir de stabilité où ce qui prime est avant tout un maintien de l’ordre au sein de l’Etat. En effet, le refus de la fatalité poussé à l’extrême exige souvent l’opposition à la loi ou, du moins, réclame de se tenir en marge de la loi. Il peut ainsi prendre la forme de « résistance » à la loi ou celle d’une désobéissance civile volontaire. Car pour refuser la fatalité et se donner les moyens d’agir sur ce qu’elle représente, il faut être capable de s’extraire temporairement des cadres institutionnels de la loi et de l’Etat. De l’intérieur du « cercle de fer », aucune prise ne nous est offerte pour infléchir la forme et le cours des choses en ce monde. Cette extra-légalité de l’espérance héroïque conduit donc cette dernière à se développer au sein de groupes minoritaires et non majoritaires –comme ce serait le cas avec une majorité politique – ce qui l’écarte, dans sa forme la plus pure (mais aussi par sa capacité de refus) loin des formes traditionnelles de politique. En effet, qui refuse la fatalité qu’il croit voir poindre n’a pas d’intérêt à se porter garant et caution de l’ordre établi. Ce n’est en réalité pas le rôle de l’Etat que de produire ces changements issus de la révolte. Comme le fait remarquer Hannah Arendt, son rôle est davantage de « stabiliser et légaliser les changements lorsqu’ils sont intervenus ; mais les changements eux-mêmes résultent toujours d’une action extra-juridique.[34] » Le refus de la fatalité dont témoigne l’espérance n’est donc pas du côté de la loi bien que les principes dont il se revendique gagnent leur légitimité dans les sphères d’un droit naturel et de la morale. C’est la raison pour laquelle être juste et être hors-la-loi se confondent en certaines situations et que le droit en vigueur est souvent la résultante de désobéissances et révoltes passées[35].

Bref, le refus de la fatalité sert d’argument politique. Il s’inscrit dans une terminologie de campagne électorale et vaut comme formule incontournable des slogans politiques. Mais ne nous y trompons pas, l’homme qui prône le changement radical ou la rupture est bien vite rattrapé par les exigences de continuité que l’on attend de lui ; et son travail consistera davantage à rendre douce la perspective de cette fatalité qu’à déployer de grands efforts pour la combattre. Car, à moins d’entrer dans l’illégalité ou de se placer à l’extérieur du cadre juridique, il ne peut à la fois être défenseur de l’ordre de l’Etat de droit et instigateur des révoltes populaires ou mouvements sociaux. De plus, le rôle du politique relève plus de la réforme que de la mutation radicale ou du renversement. Dès lors que le maître-mot espérance traduit un refus de la fatalité, il ne peut que sortir du champ politique électoral tout en y abandonnant sa fonction purement ornementale. Bien entendu, il incombe à celui qui prend le risque de sortir de la loi d’en assumer les conséquences et la responsabilité.

b – La refonte de l’espérance dans une éthique de la révolte :

La révolte est généralement définie comme soulèvement ou rébellion contre l’ordre établi ou comme désobéissance ou insoumission à l’autorité. D’un point de vue existentialiste, la révolte peut être une réponse apportée au sentiment de l’absurde dès lors que celui-ci se révèle à l’existence sous la forme d’une prise de conscience, souvent dramatique, de l’irrationalité du monde et de la destinée humaine[36].

A la base de la révolte, se trouve la colère comme sentiment originaire du révolté. La colère est ici à comprendre comme la non-acceptation d’un état de choses, comme la douleur de l’expression du refus ou comme la manifestation d’un « violent mécontentement[37] ». La colère peut être celle de Job, esclave de la volonté de Dieu, s’offrant à la révolte contre l’injustice divine.

La révolte émane tout entière de cette colère que nourrit un sentiment de non-conformité, de non-acception. De ce point de vue, la colère s’assimile à une prise de conscience de l’absurde. Elle aboutit à ce que Camus appelait le « divorce de l’acteur de son décor » révélé au moment même où plus rien ne fait sens par lui-même, au moment même où ce sens n’est plus acquis. De là deux possibilités : renoncer à un sens de l’existence à jamais perdu ou reconquérir ce sens qu’il s’agira ensuite de se réapproprier. Autrement dit, se soumettre indéfiniment au traumatisme de l’absurde, ou, par résilience, le surmonter et reconstruire soi-même un sens qui ne nous est plus donné. Surmonter l’absurde n’est pas le nier. Ainsi, comme le montre Camus dans L’homme révolté, il faut maintenir le sentiment de l’absurde sans tenter de le résoudre car la force que génère l’absurde se réalise et prend forme dans la révolte. Et la révolte apparaît comme un art de vivre avec l’absurde, art qui consiste en la connaissance d’une fatalité qu’il s’agit d’affronter car la fatalité n’est pas une fin en soi. A tout le moins, il faut se réapproprier le sens par l’effort de l’action et de la création.

Nous avons vu précédemment que dans un monde désutopisé et désenchanté l’espérance était en souffrance à la surface des temps car le sentiment d’absurde en ce monde ne lui offrait aucune prise, aucun espoir de s’accomplir elle-même. Puisque le pari actuel de l’espérance est de surmonter l’absurde, il faut qu’elle compose avec la meilleure réponse que l’on peut opposer à la question de l’absurdité. Or, cette réponse c’est la révolte. Et par ailleurs, la révolte se pose comme la réponse concrète à l’espérance abstraite car en ayant les moyens d’incarner cette vertu, elle lui donne corps et lui donnant corps, elle la positionne à nouveau dans le monde.

En ce que la révolte, sous la forme de contestations et d’oppositions marquées, est capable de redonner une existence politique à l’espérance, voire même lui faire profiter d’un réel impact, elle assure les bases de l’espérance dans le monde contemporain. Disons que la révolte restaure l’espérance dans un agir en même temps que l’espérance -comprise comme possibilité de l’alternative ou comme réhabilitation du sens de l’existence- justifie la révolte. Tant la révolte que l’espérance se pose comme mode de sortie du donné du monde.

Tout l’intérêt de la démarche est de redonner un sens à une liberté absurde (on repense au titre de l’ouvrage de Bernanos : La liberté pour quoi faire ?). La révolte, en tant que réaction à la saisie fulgurante d’un destin, conduit l’homme dans sa quête existentielle de sens. Et l’engagement dans l’action redonne sens à une liberté gratuite comme pour le Tchen de la Condition humaine de Malraux : « le triomphe éventuel de la cause pour laquelle on s’est battu est sans intérêt : la politique n’intéresse pas les personnages de Malraux, mais seulement la sensation éphémère d’être habité par une certitude.[38] »

Sans doute la capacité de révolte maintient-elle l’espérance dans la dimension la plus vitale qu’elle occupe chez l’homme. Que l’espérance puisse être trompeuse, qu’elle nous égare ou illusionne est un fait. Qu’il faille à l’inverse que nous nous posions et agissions dans le monde comme des êtres responsables en est un autre et il faut tenir compte des deux. Mais croire que l’homme pourrait supporter une vie qui ne serait faite que de raison, de calculs et de pronostiques, croire que l’homme se satisferait d’une vie toute entière vouée à n’être que responsable et croire qu’il ne s’épanouirait que des conclusions de sa raison plus que des succès de sa volonté relève probablement de l’erreur anthropologique[39]. L’acte, pour l’homme, doit changer son rapport au monde même si la signification que l’acte crée ne tient qu’à l’homme et n’engage que lui. L’important est sommes toutes « ce désir fanatique de laisser sur la terre une cicatrice[40]. » Et tout se passe comme si la révolte était l’exaltation hypertrophiée du non-sens poussée au point limite d’une reconstruction du sens dans l’action. Car toute irrationnelle que soit la révolte ou le contexte dans lequel elle se dresse elle n’est jamais sans faire sens. Et l’absurde n’est jamais rien d’autre que la possibilité de revoir jaillir du sens en dépit de l’irrationalité intrinsèque de l’existence.

De cette manière, on le voit, la révolte permet de faire intervenir l’espérance dans le champ politique et de revêtir, par la contestation sociale, cette dimension collective un temps perdue de l’espérance. D’un point de vue existentiel, elle permet aussi une réappropriation du sens par l’homme et pour l’homme. Toutefois, ces quelques considérations sur la révolte ne doivent pas nous faire tomber dans le piège lyrique de l’idéalisme politique. La révolte ne doit être prise que pour ce qu’elle est, à savoir, une contestation contre l’ordre établi, le pouvoir de la multitude qui y voit le dernier bastion disponible pour l’espérance.

Refonder l’espérance dans une éthique de la révolte, c’est conserver et renforcer la possibilité de l’agir et de la volonté tout en débarrassant l’espérance des vieux démons qui la rongent. Au rang de ces « vieux démons », je compte son orientation eschatologique et la mainmise subie de tous les principes théologiques d’un monde prétendument laïc. Une espérance de la révolte, en tant qu’espérance héroïque, devient nécessairement une espérance désutopisée indépendante d’un règne des fins qu’elle ne peut conquérir. Il s’agit maintenant pour l’espérance d’être capable de marquer un refus et de remplacer une terminologie du « plus tard » par une terminologie de la contestation immédiate. Car ce dont l’homme a plus que jamais besoin, en ces jours de « philosophie par gros temps »[41], ce n’est pas d’une espérance qui survole le réel dans sa fuite en avant vers l’avenir. Ce dont l’homme a besoin, dans un monde où les promesses de l’Ecriture ne font plus la prose du monde, c’est d’une espérance capable d’être celle d’un être-pour-la-mort, capable d’affronter le présent dans l’instant, capable de se révolter à la fois contre le monde et sa condition, capable d’être suffisamment héroïque pour imposer la marque de son audace au réel.

Bien entendu si l’homme mortel devait se révolter contre sa condition d’être-pour-la-mort, son combat sera celui d’un être-contre-la-mort aussi absurde et vain peut être que le combat de Don Quichotte contre une armée de moulins à vent. Mais encore fois, l’absurdité du combat ne témoigne pas de son inutilité puisque la vie ne reprend sens que dans le combat qu’elle mène contre la fatalité.


[1] A ce sujet, Levinas préconise la distinction entre « terre promise » et « terre permise ». Je renvois à ses Quatre lectures talmudiques récemment reprises aux Editions de Minuit.

[2] Kakuzo OKAKUA, op. cit. p 38 : « La virilité d’une idée ne consiste pas moins dans sa puissance à se créer un passage à travers la pensée contemporaine que dans sa capacité de dominer les mouvements futurs. »

[3] Si la forme que ce dernier doit prendre nous satisfait, bien entendu.

[4] Cf. Karl LÖWITH dans Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’Histoire, Paris, Gallimard, 2002.

[5] Francis FUKUYAMA, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1992.

[6] A noter que l’horizon est cette ligne qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche…

[7] Cf. introduction de l’ouvrage en question.

[8] Raymond BOUDON, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Seuil, Paris, coll. Points Essais, 1991 pour la seconde édition.

[9] Même si, encore une fois, il ne faut pas confondre l’argumentaire d’une « fin de l’histoire » avec celui de la fin des évènements mondiaux.

[10] Ce qu’a tenté Marx, entre autre.

[11] Cité par Henri DESROCHES dans son article « Messianisme » de l’Encyclopédie Universalis.

[12] Pierre BOURETZ, Témoins du futur. Philosophie et messianisme. NRF essais, Gallimard, Paris, 2003.

[13] Karl Otto APEL in

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