dimanche 19 octobre 2008

Connaître et sentir

Connaître et sentir

La sensation semble le seul moyen par lequel nous entrons en contact avec le monde extérieur, du moins est-ce le seul à nous en fournir une expérience directe. On peut la définir comme un médium entre le monde et moi duquel surgiront des connaissances discursives concernant l’extérieur. La sensation apparaît dès lors comme la seule source d’information dont nous disposons pour appréhender le monde qui nous entoure. De plus, elle nous renseigne sur nous-mêmes, sur nos états internes et c’est ce qui nous pousse à reconnaître un pouvoir cognitif à la sensation. Jusque là, rien de très problématique. Sauf à apercevoir le caractère mouvant, changeant et relatif des informations fournies par les sens. De là se pose le problème de la sensation et de son rapport au vrai. En effet, si une proposition vraie est par nature universelle et nécessaire, quelle valeur accorder à une information contingente par nature car transmise par les sens ? Ou autrement dit, quel est le statut et la valeur de la connaissance sensible ? Ces interrogations sur l’ambiguïté du rapport entre « sentir » et « connaître » ont alimenté, au cours des siècles, de nombreuses controverses lesquelles ont laissé leur emprunte dans l’histoire de la philosophie. Longtemps, la sensation a souffert du discrédit de nombreux philosophes qui ne lui accordaient aucune créance. On a donc beaucoup fait le procès de la sensation comme source illégitime du savoir en même temps que d’autres s’employaient à la réhabiliter et à faire reconnaître l’utilité de son pouvoir de cognition. Mais le problème est plus complexe qu’il n’y paraît d’abord et au-delà des antagonismes habituels, amène nécessairement à s’interroger sur le statut ontologique d’une connaissance sensible.

Lorsque la sensation se trouve accusée de ne pas être une source sûre de connaissance, ce sont en général les trois même chefs d’accusation qui refont surface : d’abord, le fait de « sentir » est relatif et contingent ne procurant alors qu’une connaissance accidentelle et contextuelle de l’objet. D’où il s’ensuit que les sens ne peuvent nous renseigner sur l’essence des choses et que la connaissance qu’ils en donnent demeure nécessairement superficielle. Enfin, l’accusation la plus grave est celle que les sens sont généralement trompeurs et n’apportent que des connaissances fausses en nous maintenant au niveau de l’illusion.

Reprenons les arguments dans l’ordre et pour commencer, revenons au premier. Certes, il apparaît comme évident que nous ne percevons pas tous la même chose et que le monde extérieur ne s’imprime pas dans nos organes sensoriels de la même manière en tout individu. Cela tient à ce qu’une sensation est éminemment déterminée par le contexte, qu’il soit interne ou externe au sujet sentant. Les impressions sensibles diffèrent d’un individu à l’autre, d’un moment à l’autre et rien ne prouve que deux individus replacés dans le même contexte puissent avoir deux sensations identiques provenant d’un même objet. Cela revient à dire que si les sensations sont relatives, ne serait-ce qu’à l’espace, c’est qu’elles ne sont ni universelles, ni éternelles. Ce qui signifie que, dans une première approche tout au moins, les informations délivrées par nos sens n’ont de valeur que pour un instant donné et que pour un individu donné. D’où leur caractère contingent et accidentel. Les exemples ne manquent pas : par exemple, mettons deux personnes dans la même pièce, l’une au repos et l’autre en activité, il est fort probable que la première déclarera avoir plus froid que la seconde quand bien même la température ambiante est identique pour les deux ou alors que pour deux personnes qui se brûlent un doigt au même degré, l’intensité de la douleur ressentie peut sensiblement varier d’une personne à l’autre. De même, l’état de notre organisme influe sur notre perception : quand on a la jaunisse on voit tout en jaune, quand on souffre d’agusie le palais ne reconnaît aucune saveur et lorsque l’on a de la fièvre on est plus sensible à l’impression de froid.

On voit alors mal comment est-ce que nos sens, si étroitement liés à la contingence et à la relativité de nos perceptions pourraient nous renseigner sur la nature véritable des objets. Ceci nous amène directement à l’argument platonicien revu plus tard par Descartes selon lequel la sensation ne nous renseigne pas sur l’essence des choses. En effet, si pour Platon, la connaissance n’est que le ressouvenir appartenant à l’âme seule (réminiscence), la sensation en tant qu’outil de connaissance se voit dès lors fortement récusée. Platon considère les sens comme une source tout à fait illégitime, dans la mesure où ils brouillent la connaissance. Ils ne livrent même pas un matériau imparfait que l’âme ou la raison auraient charge de retravailler, mais ils charrient au cœur du procès cognitif ce qui le rendra impur. Ainsi, toute information sensible délivrée par le corps devra être totalement écartée de l’enquête scientifique. Le critère est le suivant : la sensation ne nous met pas en rapport avec l’objet tel qu’il est « en soi », c’est à dire avec l’essence des choses. C’est pourquoi, selon Platon, on ne peut avoir de connaissance de l’essence des choses par la voie du sensible. La sensation, parce qu’elle passe par le corps, perturbe alors la recherche du vrai.

Aristote, élève de Platon, a repris la même problématique relative à la sensation. Mais à la différence de son maître, il s’est attaché à réhabiliter la sensation et surtout le sensible, bien qu’il n’était pour lui pas question non plus de ramener la connaissance à la première. Certes, bien qu’Aristote reconnaisse l’existence de régularités dans la perception des êtres sensibles et qu’à partir de là il affirme la possibilité d’en extraire une véritable connaissance, il n’en demeure pas moins pour lui que la sensation est inapte à fonder la science. La raison en est que la sensation ne nous dit le « pourquoi de rien » (Métaphysique, A, 1, 981b). En effet, si l’objet premier de la science (en tant que cette dernière vise à expliquer le monde) ce sont les causes, il faut reconnaître que nous n’en avons jamais la sensation, autrement dit nous n’avons pas de sensations des causes qui sont au fondement même de l’édifice scientifique tel que l’entendait Aristote. En résumé, il n’est de science que de l’universel et les sensations sont individuelles. Ce n’est donc pas au nom d’essences immuables et idéelles (Platon) mais au nom de causes invariables que les prérogatives de la sensation sont limitées.

C’est finalement le même argument platonicien, repris dans une autre perspective que l’on retrouve chez Descartes avec l’exemple du morceau de cire (« Méditations secondes » in Méditations métaphysiques). En effet, il y montre que l’objet que l’on vise ne peut se ramener aux sensations que nous en avons. Cela pour des raisons qui tiennent à la permanence nécessaire de cet objet (le morceau de cire), et au fait que l’ensemble de ses qualités sensibles peut se transformer sans que pour autant nous cessions de le penser comme le même objet. Ainsi, l’essence du morceau de cire n’est constituée ni par sa couleur, ni par sa saveur, ni par son odeur, lesquelles s’y trouvent « changées » alors que « la même cire demeure ». Or, ce n’est donc pas par les sens que nous savons qu’il s’agit de la même puisque rien de ce qui tombait sous les sens ne subsiste dans les changements d’état de la cire. Selon Descartes, nous savons qu’il s’agit de la même cire par une « inspection de l’esprit », une connaissance rationnelle qui nous permet de dégager l’essence des choses au-delà de leur apparence. L’idée de cire préexiste dans notre esprit, elle est innée, immuable dans son essence. Ainsi, par cette intuition rationnelle, et de cette façon seulement, pouvons-nous parvenir à la connaissance. Tout autre mode de connaissance, à commencer par la sensation, risquerait d’induire en erreur.

De plus, le fait que les sens sont dits « trompeurs » et que certaines erreurs des sens soient avérées contribue à renforcer cette hostilité à l’égard de la sensation. Le point de vue radical serait de renier toute possibilité de vrai dans la sensation et de ne voir en elle que « trahison » de l’image réelle du monde et fausseté. Ni Platon, ni Descartes ne sont aller aussi loin dans leur réquisitoire contre la sensation, ce qu’ils nient tout deux, c’est la possibilité que la sensation soit l’origine du vrai. Mais tout deux lui accordent, dans deux optiques très différentes, un intérêt et un rôle indubitable puisque chez Platon, la sensation est au moins l’occasion de la réminiscence et que chez Descartes elle nous fournit des renseignements utiles à la vie quotidienne à défaut de nous renseigner sur la nature des choses.

Nous venons de donner un aperçu non exhaustif des critiques parfois virulentes adressées à la sensation. Ce n’est toutefois pas la sensation en elle-même qui est critiqué mais la place qu’on est susceptible de lui octroyer, à tort dirons certains, dans le champ de la connaissance. Voyons maintenant quels sont les partisans de la sensation et avec quels arguments ils tentent de la réhabiliter.

C’est surtout le fait des empiristes et sensualistes que d’avoir réintroduit la sensation dans la faculté de la connaissance. Mais pas seulement car les rationalistes, de leur coté, ont bien souvent nuancer leurs propos. Admettre la relativité de la sensation, ce n’est pas tomber dans l’écueil du scepticisme le plus profond étant donné que cette relativité n’exclut pas la connaissance dans son intégralité et n’annihile pas la possibilité du vrai.

Pour commencer, étudions le point de vue de l’empiriste anglais, John Locke, dont les travaux font état d’une véritable reconnaissance de la valeur de la sensation, dans le processus cognitif notamment. Pour Locke, sensation et réflexion sont source de nos idées. Selon lui, l’âme est originairement semblable à une « Table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. » (Essai sur l’entendement humain). C’est à dire qu’à l’opposée de la conception de Descartes, elle n’est en possession d’aucune idées innées, elle est absolument vierge. Comment vient-elle alors à recevoir des idées ? Locke répond : par l’expérience. Selon lui, cette dernière constitue le fondement de toute connaissance et c’est en elle que les idées y tirent leur première origine. Tout se passe à peu près ainsi : l’expérience nous fournit l’occasion de l’observation (active) que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles ou sur les « opérations intérieures de notre âme », c’est à dire nos états de conscience. Ainsi, nous apercevons des choses et réfléchissons sur nous-mêmes, et ce sont là les deux sources d’où proviennent naturellement toutes nos idées (nos « matériaux de pensée »). Mais les objets extérieurs que nous observons viennent frapper les organes des sens et « font entrer dans notre âme plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos sens. » (Essai sur l’entendement humain) Ainsi, si l’observation est active (on observe quelque chose), la sensation est passive puisque c’est l’objet qui s’imprime dans nos sens à l’occasion de l’observation afin de communiquer à l’entendement toutes les idées issues de cette sensation et que nous nommons « qualités sensibles ». Et ce sont ces qualités sensibles qui les premières s’impriment en nous après la naissance, car ce sont les premières qui se présentent à nous (la lumière par exemple). Tout ceci semble bien confirmer le célèbre adage empiriste selon lequel « il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait auparavant été dans les sens. » Mais ce type d’idées empiriquement et immédiatement acquises fournit-il une véritable connaissance de l’objet ? On serait tenter de répondre oui dans la mesure ou une simple sensation lumineuse produit en moi la connaissance suffisante pour que par la suite je sois moi-même capable d’identifier tel ou tel phénomène comme étant lumineux. Cependant, comme l’a dit Aristote, « la sensation ne nous dit le pourquoi de rien », nous sommes forcées d’admettre que la connaissance ainsi produite n’est qu’attachée au phénomène apparent et ne produit en aucune manière un véritable savoir capable de nous éclairer complètement quant à la nature de l’objet perçu par les sens. C’est pour cette raison que toutes nos idées formées immédiatement par les sens doivent se doubler d’un jeu réflexif avec l’intérieur et l’extérieur et que les sensations transmises comme telles à l’entendement doivent se doubler d’un jugement perceptif afin de les modifier. Par exemple, si je n’avais de connaissance d’un dé que par la perception immédiate que la vue de ce dé transmettrait à mon entendement, j’aurai toute les raisons de croire qu’il n’a que trois faces. Sans une reconstruction rationnelle de l’objet perçu, laquelle n’est possible que par les expériences antérieures que j’aurai déjà faite de la forme cubique, je n’aurai jamais l’idée qu'un dé qui n’offre à mes sens que trois face en ait en réalité six.

Condillac qui sera l’un des premiers philosophes à réduire le problème de la métaphysique à celui de la connaissance, critiquera le concept lockien de « réflexion » pour ne garder que celui de « sensation ». Il s’abstient de rechercher l’essence des êtres et tout comme Locke récuse l’existence d’idées innées. Pour Condillac, la sensation est liée à l'attention et l’attention est liée à la conscience que l’on prend de cette sensation. De plus, la sensation est ici aussi posée comme « source de toute connaissance » car nous n’avons de connaissance au départ que par les phénomènes perçus par la sensation ; elle est aussi ce qui « produit un changement », d’où l’idée fondamentale chez Condillac de sensation transformée. Il suppose une statue qui acquerrait successivement les cinq sens. Cette acquisition engendre peu à peu l’ensemble de nos facultés. Ainsi, avec l’exemple de la statue, Condillac montre que le sujet se construit par l’ensemble de ses sensations. A l’instar de Locke, Condillac affirme alors qu’il n’y a pas de connaissances qui ne viennent pas des sens. En effet, tout s’engendre à partir de la sensation, elle se transforme d’abord en attention (nous n’avons pas de sensations sans en avoir conscience) puis en comparaison et enfin en jugement perceptif.

Locke et Condillac, nous le voyons, mais aussi Berkeley ou Merleau-Ponty pour ne citer qu’eux, se sont donc opposés aux conceptions dites rationalistes pour réintroduire la sensation au sein du champ de la connaissance. Mais il faut ajouter à leur suite qu’en réalité aucun argument des rationalistes ne serait parvenu à récuser totalement le pouvoir cognitif de la sensation et qu’à l’inverse, s’il n’existe pas de science de la sensation, il n’y a pas non plus de science possible sans sensation ainsi que l’a justement fait remarqué Aristote. De même, pourquoi ne pas reconnaître à la sensation le pouvoir de fonder une pseudo-science ou un pseudo-savoir, lesquelles sans faire du sentir une faculté supérieure de la connaissance ne le discréditerait pas à jamais, écartant ainsi le risque de sombrer dans l’aporie du scepticisme. Pourtant, les rationalistes et les sceptiques n’ont jamais manqué de dénoncer la sensation comme image du faux, ou comme retranscription erronée de la réalité. Certes, le problème de traduction qu’il y a entre l’objet perçu et tel qu’il se donne à la perception lors d’une impression sensible, est bien réel. Mais ce serait de la mauvaise foi que de ne pas reconnaître une si apparente régularités dans les sens et que les fois où ils nous trompent restent exceptionnelles.

Alors quel crédit accorder à la connaissance sensible ? Que vaut-elle relativement à l’objet perçu ? Au terme de discussions philosophiques étalées sur plusieurs siècles, le débat peut sembler étonnement statique. Les mêmes questions resurgissent, témoignant ainsi de l’insatisfaction suscitée par toutes les réponses jusque là formulées. On s’aperçoit qu’il est légitime sous bien des aspects de critiquer la connaissance sensible sans qu’il soit juste de la condamner complètement. Même, il faut lui reconnaître son importance et le rôle crucial qu’elle joue effectivement dans l’acquisition de nos connaissances successives. Le problème de la sensation apparaît dès lors comme celui de sa délimitation dans le champ de la connaissance et c’est pourquoi il est maintenant nécessaire de s’interroger sur le statut de la connaissance sensible.

Certes, il faut convenir avec Aristote qu’il n’y a de science que de l’universel et que la sensation, traitant du particulier, ne saurait valoir comme connaissance scientifique. Mais si l’on reconnaît que toute connaissance n’est pas scientifique et que le ressentir peut constituer une autre catégorie de la connaissance, alors il faut reconnaître à la sensation la place évidente qu’elle occupe dans la constitution d’une connaissance. C’est ce que semble reconnaître Aristote lorsqu’il affirme que s’il n’y a de science que de la substance, cela n’empêche en rien de penser une substance sensible. Si en effet la sensation n’est pas à proprement parler une science, elle en est toutefois la condition puisqu’il « est impossible d’acquérir la science des universels autrement que par induction » et qu’« induire est impossible pour qui n’a pas la sensation. » (Seconde Analytique, I, 18, 81 ab ). Ainsi, la sensation produit en nous de l’universel par une induction discontinue. En résumé, la sensation ne permet pas au sujet sensible d’avoir une connaissance vraie de l’objet observé, la sensation reste au niveau de la probabilité. Le statut ontologique de la connaissance est de ce point de vue celui d'une probabilité.

C’est aussi ce que pensera Descartes en accordant à la connaissance sensible une validité probable à défaut d’indubitable de telle sorte que les sens m’informent sur ces qui est utile à défaut de dire le vrai quant à l’essence des choses. Aussi, n’est-ce pas tant de la sensation qu’il faut ce méfier que du jugement perceptif que nous y ajoutons car la sensation, au delà du plaisir ou du déplaisir qu’elle peut provoquer, est une source de connaissance, bien qu’elle n’entre pas dans la même catégorie que celle de la science.

En effet, la sensation a à voir avec l’intelligence et la mémoire. Pour Aristote, le plaisir provoqué par la sensation suscite chez les hommes le désir de savoir et chez les êtres intelligents, la sensation engendre la mémoire. Or les êtres dotés de mémoire « sont plus intelligents et plus aptes à apprendre que ceux qui sont incapables de se souvenir." Ainsi, existerait-il un rapport de proportionnalité entre l’acuité des sens dont on dispose et l’intelligence ou faculté d’apprendre. De la même manière, on voit bien que la faculté du souvenir d’une sensation, permet l’anticipation d’un danger par exemple, c’est en effet grâce à une sensation de brûlure originairement ressentie et dont je garde le souvenir que je me garde bien de mettre ma main dans un feu. Sans la faculté de sentir, je n’aurai pas les moyens de satisfaire mon corps, ne pouvant identifier ses besoins, ni le prévenir d’un quelconque danger étant donné qu’il manquerait à ma conscience certaines informations essentielles qui ne peuvent parvenir à elle autrement que par les sens. Le degré de probabilité de nos sensations apparaît donc comme le critère qui nous permet de valider certaines de ces sensations, opération sans laquelle l’existence serait impossible. En ce qu’elle est probable, la connaissance sensible serait plus à ranger du coté de l’intuition que de la démonstration ainsi que le remarque Locke. Toute connaissance sensible serait ainsi intuitive mais il faut quand même reconnaître des différences de degrés de certitudes et d’évidences entre chacune de nos sensations. Aussi pour Locke, ce n’est pas parce que nos sens ne nous fournissent, pour la plupart que des informations qu’ils nous livrent que du probable et non de l’absolument certain, il ne s’agit pas de chercher ailleurs une source à nos connaissances. Il s’agit plutôt de réformer le statut de celles-ci. La science doit délaisser son fantasme d’être apodictique.

Ainsi, le statut de la connaissance sensible est celui d’une connaissance probable en ce qu’elle n'en fournit pas de connaissances absolues des objets de l’expérience sensible.

Mais sur la probabilité on bâtit bien des choses, et même de la science selon Hume. Tout comme Locke, il voit en la sensation la source de la composition des idées, mais de toutes les idées y compris celle de Dieu car toute idée est composition et adjonction d’impressions sensibles dont la force et la vivacité garantissent un degré très élevé de probabilité et donc de validité. De même Condillac, pour qui toutes les facultés de l’esprit naissent des sensations, n’aura de cesse de montrer que l’ensemble des qualités sensibles, jointes à l’expérience du mouvement, amène à la première connaissance.

Enfin, pour conclure de la valeur de la sensation comme connaissance accordons que la sensation ne reproduit donc pas exactement les choses (bien que Reid par exemple ait soutenu le contraire, à savoir que nos sensations correspondent exactement aux objets perçus) : entre les propriétés de l’objet et les états de conscience du sujet, il y aurait au moins correspondance à défaut d'identité. Toutefois, la valeur intellectuelle de la sensation n’est pas invalidée par cette correspondance qui n’est pas identité car même dans ce cas, les informations transmises à nos sens nous fournissent de précieuses connaissances dont nous éprouvons l’utilité dans notre vie quotidienne.

Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception montre bien que les deux conceptions, rationalistes et empiristes, ont toutes deux quelque chose de vrai mais sont toutes deux insuffisantes car la perception n'est pas seulement une rencontre entre un sujet connaissant et un monde connu, elle est aussi co-naissance du monde pour moi et de moi dans le monde (c'est à dire de ma conscience comme conscience de quelque chose). La perception est donc un échange entre moi le monde. J'y rencontre un monde investit par ma conscience, monde dans lequel se situe ma conduite. Et cette conscience elle-même n'est pas un sujet purement intellectuel mais une conscience incarnée. De fait, je ne perçois pas seulement avec mon esprit mais je perçois aussi avec mon inconscient, mon corps, mes appétits, et cetera... lesquels sont insérés dans une conduite. La perception est une échange vécu, intégré dans ma conduite. Mais qu'en est-il de la sensation à proprement parler ? Pour Merleau-Ponty, la sensation n'existe pas avant la perception mais je la découvre en analysant la perception. Or, comme percevoir c'est percevoir un sens, toute sensation est déjà chargée de significations, il n'est donc pas ici question de sensations isolées ou pures. La sensation est directement impliquées dans ma connaissance du monde, elle est directement signifiante.

Aussi, nous le voyons bien, le fait que nous ayons des sensations atteste bien de l'existence du monde car pour que nous percevions le monde, il faut bien qu'il existe. Et la sensation ne le crée pas, pas plus qu'elle ne l'imagine : elle nous le fait connaître et nous fournit les moyens de nous le représenter. Mais dans l'ensemble du donné sensible, l'esprit, pour se repérer et connaître le monde, doit faire des sélections dans l'ensemble du donné sensible. Ainsi, le monde de la représentation n'est pas le simple double mental du monde des choses à partir duquel il est formé. L'esprit, en effet, retient moins les choses brutes que leur utilisation et leur sens (sinon on se noierait sous un flot de sensations diverses). Le monde ainsi reconstruit et articulé constitue le monde pour moi (celui qui intéresse les phénoménologues).

En résumé de ce qui vient d'être dit, nous percevons globalement notre moi et le monde, notre corps avec son environnement, le fond avec la forme et la perception crée un monde nouveau issu de la perception. Ce monde nouveau, ce monde pour nous est alors celui de la connaissance et il est bien différent de celui de la sensation, de laquelle nous vient cependant, en définitive, tout ce que nous savons.

La sensation, nous le voyons, n'est donc pas indigne de toute créance, bien au contraire. Chez l'enfant, l'excitation sensorielle constitue même une forme de connaissance originelle par laquelle il acquiert l'idée et la connaissance du monde qui l'entoure et de son extraordinaire diversité. Aussi est-il vain d'accuser la sensation de travestir la réalité puisque nous faisons tous les jours l'expérience de la réalité du monde crée par notre perception (comme en témoigne notre vie en société, le vocabulaire employé pour décrire tel ou tel objet, la littérature, l'art...). Et pourquoi ne pas penser avec Proust que contre l'intelligence c'est au contraire à travers nos sensations que nous éprouvons la substance des choses : "...tout d'un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l'odeur d'un chemin qui me faisait arrêter par un plaisir particulier qu'ils me donnaient, et aussi parce qu'ils avaient l'air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu'ils invitaient à venir prendre, et que malgré mes efforts, je n'arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d'aller avec ma pensée au-delà de l'image ou de l'odeur." (Du coté de chez Swann, Combray)

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