mercredi 9 juillet 2008

quelques notes sur les fondements sociologiques et épistémologiques de l’éthique appliquée.

«Notes sur les fondements sociologiques et épistémologiques de l’éthique appliquée »

Discipline nouvelle importée d’outre-atlantique, l’éthique appliquée a mauvaise presse et peine à gagner la reconnaissance des philosophes moralistes ou éthiciens bien souvent campés dans des conceptions figées et catégorielles de la notion de « bien » et de la notion de « mal ». Souvent jugée peu sérieuse voire « hérétique »[1] du point de vue du philosophe traditionnel, l’éthique appliquée éveille les soupçons et la méfiance comme chaque fois qu’un courant de pensée conceptualise une rupture radicale avec une tradition sempiternellement professée mais presque jamais remise en question au niveau de ses fondements.

L’éthique appliquée ne prétend pas se substituer à la morale pas plus qu’elle ne prétend supplanter le droit car, à la différence du droit ou de la morale, elle n’est pas un instrument de régulation hétéronome de la société civile. Plus précisément, son champ d’application se situe dans ce que l’on pourrait les « zones grises » du droit ou de la morale, c'est-à-dire dans toutes les situations où la morale et le droit ne fournissent plus d’outils satisfaisants et efficients qui permettraient de trancher telle ou telle « situation problématique » - une situation problématique étant celle où des agents moraux vont se retrouver paralysés par un conflit de normes en même temps que leur font défaut les outils délibératifs qui leur permettraient de surmonter ce clivage. Autrement dit, l’éthique appliquée se propose de combler les vides juridiques et moraux produit par une situation complexe où s’interposent divers enjeux a priori inconciliables.

L’éthique appliquée s’affirme comme rupture à partir du moment où elle nous demande de rompre avec l’idéalisme et nos catégories de « bien » et de « mal ». Il ne s’agit plus de disposer d’un critère de jugement moral mais d’entrée dans une logique du damage control (contrôle des dommages) qui n’autorise plus à agir en fonction de principes moraux mais en fonction de la mise en balance des intérêts tant de la personne que de la sphère collective. Ainsi, l’action se détache du joug de la prescription morale pour devenir le langage du discours réflexif et évaluatif de l’éthique.

Le terme d’éthique appliquée est en réalité assez impropre. Il serait plus juste de parler d’éthique concrète ou réaliste. Assimilée à tort à la bioéthique, elle s’en distingue en ce que l’éthique appliquée ne répond pas aux exigences des éthiques sectorielles (éthique sociale, éthiques professionnelles, bioéthique, éthique des affaires, de l’environnement etc.). Les éthiques sectorielles s’inscrivent dans une perspective déontologique ou kantienne centrée sur le devoir-faire par rapport à laquelle l’éthique appliquée se trouve en porte-à-faux. Le postulat de base de l’éthique appliquée c’est que l’on ne peut avoir aucune idée de ce que ce sont le bien et le mal en soi car il n’existe que des représentations du bienreprésentations du mal. L’idée d’une distinction a priori entre un bien et un mal qui conditionneraient l’agir n’a pas de sens. Et la raison, loin d’être cette lumière intérieure dévoilant la vérité n’est en réalité qu’une simple faculté de calculer des conséquences. Ce que l’éthique appliquée propose, c’est une grille d’interprétation de la norme et de la valeur irréductible à un seul champ du domaine de l’éthique et dont l’application a plus vocation à être transversale. Elle soutient l’idée d’une intervention du philosophe éthicien dans la sphère publique. Il s’agit dès lors de passer d’une compréhension théorique de l’éthique à une compréhension pratique de l’agir à partir de la situation dans laquelle se trouve l’agent moral. D’une certaine manière, l’éthique appliquée permet de rendre explicite en les conceptualisant les motivations implicites de nos actions dès lors que nous sommes confronté à un dilemme éthique, généralement caractérisé par un conflit de normes et de valeurs comme nous l’avons vu plus haut. et des

L’éthique appliquée se veut une solution apportée à la crise des normes que traversent nos sociétés dites post-modernes. C’est un fait : la norme juridique est devenue dysfonctionnelle car elle ne parvient plus à réguler correctement les comportements en société. D’autre part, le droit n’incarnant plus l’idée de « bien » ou de « mal » il se présente comme amoral (et non immoral) dans la société civile et souffre de la non reconnaissance de sa norme comme valeur implicite. Au final, le repli identitaire et l’absence de morale commune -caractéristiques de cette post-modernité- suscitent deux types de réponses : ou bien s’employer à retrouver un horizon de sens commun (projet utopique) ou bien accepter la mort de la morale par une volonté de réconcilier l’individu à la sphère collective (entreprise pragmatique et réaliste) ainsi que le suggère l’éthique appliquée. Mais face à la pluralité des agents moraux dans une société communautaires, la difficulté majeure est celle de parvenir à un langage commun d’action, de reconstruire une détermination commune à partir d’une situation problématique. Un tel constat a amené André Lacroix (juriste de formation) à formuler l’idée selon laquelle il fallait davantage travailler à la cognition de la norme plus que sur son application et son intervention, tout en tentant d’élaborer un nouveau critère capable de discriminer entre normes valides et normes non valides. Ce critère de validité de la norme ne doit pas découler de conceptions tirées a priori du droit ou de la morale mais émerger d’une situation appelant la délibération commune des agents moraux. De ce point de vue, l’éthique appliquée est situationniste puisqu’elle se propose d’aider à reconstruire des principes et des normes à partir de la situation. Elle se définit donc d’abord comme réflexion à la fois sur la norme et sa contextualisation sociale pour ensuite permettre d’amener une régulation des comportements des agents. Elle représente un mode de régulation autonome des comportements individuels opposé au caractère hétéronome de la morale sociale laquelle a pour vocation de prescrire ce qui est jugé bon ou mauvais par le groupe d’appartenance (société, etc.). Or, nous dit André Lacroix, il convient d’élaborer une éthique dont le moteur d’action ne serait plus la prise en compte des concepts de bien ou du mal -puisque nul ne peut prétendre que de telles valeurs existent en dehors du discours, ni postuler l’existence d’un bien en-soi et d’un mal en-soi. Aussi, serait-il plus sage de considérer qu’il n’y a pas le Bien et le Mal et d’admettre qu’il n’y a que des situations et des comportements plus ou moins acceptables au regard de ces situations. Il faut donc que l’éthique définisse ses cadres théoriques sur un plan pragmatique au détriment d’un plan ontologique qui ne peut trouver d’assise conceptuelle commune compte tenu de la pluralité des agents.

Mais revenons et insistons sur cet instant nodal de l’éthique, à savoir la « situation problématique ». Une situation problématique est une situation qui provoque un conflit de valeurs et de normes entre plusieurs agents moraux. Elle témoigne de la difficulté qu’il y a à faire cohabiter des morales dans une société pluraliste. Dès lors qu’il y a conflit de normes entre plusieurs agents, la situation se bloque et devient vite paralysante. La paralysie vient du fait que chaque agent impose sa propre représentation de la situation à partir d’un cadre conceptuel particulier jugulé à un jeu de langage qui lui est propre, il en découle une concurrence entre les normes et une pluralité de représentations du monde empêchant la mise en place d’une prise de décision commune et nécessaire à la résolution du problème. Le rôle de l’éthicien va être d’extraire les agents de leurs subjectivités respectives afin de rendre possible une objectivation de la prise de décision par ces agents. Cette objectivation passe par une réinterprétation commune de la norme et cette réinterprétation est elle-même rendue possible par l’élaboration d’un jeu de langage commun ou, autrement dit, d’un mode commun d’appréhension du monde et de la réalité. Ainsi, l’éthique appliquée ne prétend pas accoucher de principes moraux universalisables mais offre à la disposition des agents une démarche à suivre, c'est-à-dire une procédure dont la seule finalité est de permettre aux agents de se retrouver dans un espace d’interlocution commun et neutre à partir duquel seulement pourra émerger une décision. C’est là l’aspect procédural de l’éthique appliquée qui œuvre à mettre en place ce qu’elle nomme un « protocole de délibération commune ».

Ceci étant dit, toute la question est de savoir selon quelles modalités s’effectue cette démarche éthique d’interlocution délibérative. André Lacroix insère cette démarche dans une grille d’interprétation de la norme et des valeurs au sein de laquelle le langage occupe une place absolument centrale. Cette grille d’interprétation suit donc la procédure suivante : dans un premier temps, il doit être fait à l’éthicien un exposé de la situation précédant une formulation du problème. Bien évidemment, chaque discours de chaque agent moral traduira une appréhension et interprétation différente de la situation et du problème. Il y aura autant de situations exposées qu’il n’y aura d’agents relatant des faits pourtant identiques et chacun positionnera différemment le problème selon les partis pris spontanés de son discours. D’où la nécessité pour l’éthicien de se mettre d’accord avec les agents sur une détermination d’un lexique commun par lequel le problème pourra surgir aux yeux de tous de la manière la plus objective qui soit. Dans un second temps, il s’agira d’identifier les personnes concernées par le problème et amenées à investir l’espace d’interlocution mis en place par l’éthicien. Cette phase d’identification se poursuit au travers d’une identification des valeurs et des normes à la fois pertinentes et en jeu dans la situation, le but étant de comprendre quelle compréhension chacun a de telle ou telle norme, ou de telle ou telle valeur, et de s’en servir comme outil dans la délibération. Après quoi, les agents entrent dans une phase délibérative où les conséquences et enjeux du problème font l’objet d’une analyse et d’une mesure, et c’est seulement après cette phase de délibération que la maïeutique opère et que la délibération engendre une décision.

Certes, il faut reconnaître que l’éthique appliquée à du mal à trouver sa place dans nos esprits européens pétris de morale kantienne et façonnés par une conception positiviste de la morale selon laquelle on postule l’existence d’un bien et d’un mal en soi que l’on pourrait déterminer a priori. D’une certaine manière, c’est le récurrent et suranné conflit entre philosophie rationaliste et empiriste qui, une fois de plus, refait surface ; mais plus profondément, c’est le vilain sceptre du relativisme éthique qui fait se raidir l’échine des jeunes esprits « philosophants » que nous sommes. Cette peur est largement motivée par la croyance selon laquelle l’empirisme moral est la cause directe du relativisme en éthique puisqu’il nous démet de certitudes morales rationnellement acquises et ancrées. Il est souvent difficile, en France, de voir en l’empirisme autre chose qu’une déclaration de non confiance dans la faculté des sens à révéler la vérité. Pourtant, même si l’éthique appliquée s’affirme par contraste sur un effacement de l’autorité et de la prescription morale, tout n’est pas permis pour autant et pas plus que le chaos ou le désordre institutionnalisé ne sont à l’ordre du jour pour l’éthicien pragmatique. D’ailleurs, l’éthicien pragmatique récuse en bloc toute accusation de relativisme puisqu’en amont, une grille d’interprétation commune et universelle de la norme soutient à sa base la délibération des agents moraux. Ainsi, le caractère universalisable de la procédure devrait-il suffire à préserver de l’écueil du relativisme en éthique. Cependant, on est à même de se demander si la seule garantie d’une procédure universalisable demeure un rempart assez solide pour contenir les dérives relativistes. D’autre part, ce que l’on pourrait reprocher à André Lacroix, c’est de postuler la rationalité innée des agents moraux amener à se concerter dans un espace d’interlocution. Cela revient donc à présumer une égale faculté de raisonnement, d’écoute et de paroles présente en chacun des agents ; or, en dépit d’un idéal humaniste que l’on aurait cru abandonné, rien n’est moins sûr (quid de l’agent moral récalcitrant et réfractaire à tout idée de dialogue ? Quid de l’agent moral qui ne dispose pas des mêmes outils linguistiques qu’un interlocuteur plus cultivé saura manier au dépend de l’autre ?)

Certes, il n’en demeure pas moins que l’on peut à juste titre voir dans cette conception appliquée et pragmatique de l’éthique une réaction philosophique à l’ontologie de la modernité caractérisée par la crise de la norme et de la souveraineté en général. Il serait sans doute légitime d’y voir aussi un élément constitutif de la crise des fondements de la rationalité prise dans son ensemble. Mais le reproche que l’on pourrait adresser à l’éthique appliquée est qu’elle se laisse davantage engluée dans les affres du consensus mou et d’un contractualisme faible qui maintient la norme dans son état de crise plus qu’elle n’apporte de solution pour la dépasser ou la résorber. On ne peut s’empêcher d’associer cette éthique à une forme d’éthique « rustine » qui pallie les inconvénients du problème sans le résoudre radicalement (si tenté, en effet, qu’une telle radicalité de résolution est possible…).

En définitive, elle ne propose pas de vêtement neuf, tout au plus s’acharne-t-elle à rapiécer les pans défraîchis d’un tissu social en phase de décomposition. Peut-être aura-t-on envie de dire que « c’est déjà ça » ou peut-être chercherons-nous à faire émerger de la multitude dissonante quelques principes communs d’harmonie qui seraient alors vecteurs d’une nouvelle morale comprise comme moteur commun d’action.


[1] L’expresssion est d’André Lacroix lui-même.

lundi 7 juillet 2008

Percevoir, est-ce juger ?

La perception est l’acte d’éprouver la présence sensible d’une certaine réalité. La perception est donc une conscience particulière, celle qui a pour objet la réalité présentée à la sensibilité. Ce sont nos sens qui nous ouvrent primitivement au monde. La perception est alors une certaine « conscience » de la réalité présente : celle qui (contrairement à l’imagination ou au souvenir) pose un certain objet comme réel et existant au moment même ou elle s’exerce. De plus, la conscience perceptive apparaît « réaliste » puisqu’elle admet spontanément que les choses perçues ont une existence objective indépendante de la pensée (la perception serait saisie objective d’un donné objectif), que les choses perçues sont comme nous les appréhendons (la perception serait une copie fidèle de la chose perçue) et que les choses perçues sont les causes de nos perceptions (la perception résulterait purement et simplement du contact direct entre les choses et notre sensibilité). Pourtant, on est en droit de se demander si la perception est bien, comme l’opinion commune l’admet volontiers, un simple enregistrement passif -et donc fidèle- des données de l’expérience. Par exemple, la perception visuelle n’est-elle que l’enregistrement par l’œil des contours et des couleurs des choses ? Ainsi, percevoir, est-ce simplement sentir, ou bien déjà juger ? On se demandera alors quelle est la nature du lien entre perception et jugement mais encore faut-il préciser le sens de ces termes. « Percevoir » peut être défini comme le résultat du bon fonctionnement des récepteurs sensoriels mais plus encore, il s’agit d’un processus par lequel les stimulations sensorielles sont structurées en expérience utilisable. Au sens classique et courant, « juger » signifie comparer ou évaluer selon un critère tenu pour critère de vérité. Mais « juger », c’est aussi produire un énoncé ou proposition qui a pour objet un rapport entre deux ou plusieurs termes (par exemple, dire que S est P). Intuitivement, il semble que la notion de jugement soit congruente à celle de réflexivité et opposée à celle d’immédiateté ; pourtant, nombre de nos jugements fondés sur la base d’une expérience perceptive paraissent spontanés et immédiats. Il suffit que je voie un cercle ombragé pour dire « C’est un globe ». Un cercle est perçu par mon œil mais je juge qu’il s’agit d’un globe. D’où la difficulté de savoir si ce jugement résulte d’une faculté intellectuelle appliquée au donné sensible ou si au contraire il est à ce point enveloppé dans la sensation qu’on pourrait dire que « les sens jugent d’eux-mêmes » ce qui se donne à percevoir. Aussi, il s’agira de se demander si toute perception a pour corollaire un jugement avant de s’interroger sur la nature exacte des jugements perceptifs. Ayant établi l’existence d’un rapport entre perception et jugement, on se demandera au final si la perception est réductible à l’acte de juger ou s’il s’agit au contraire de deux facultés indépendantes du sujet.

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Examinons d’abord les interactions entre jugement et perception afin de voir dans quel type d’expérience il est possible de les réunir.

Dans le contexte d’une expérience perceptive le jugement doit être de nature empirique. Il est une référence rationnelle structurant et organisant une référence sensible afin de produire chez le sujet percevant une opinion, une croyance voire une connaissance dès lors que ma croyance est justifiée. Mais comment se forme un jugement perceptif ? Par exemple, si je dis « Il y a sur mes genoux un mammifère carnassier de petite taille, doté d’un court museau, de molaires tranchantes, de canines, de crocs et de griffes rétractiles » je procède à un compte-rendu d’expérience perceptive et ce compte-rendu est descriptif, non judicatif. Je me contente d’être attentif au contenu de mon expérience et de décrire ce que je vois et touche. En l’occurrence, il s’agit de toute évidence d’un chat. Pourtant, je ne peux pas le savoir si je ne possède pas moi-même le concept de chat et je dois être capable de faire correspondre mon concept de chat à l’expérience perceptive de ce chat-là en particulier. Il me faut donc disposer du concept de chat pour que je puisse légitimement formuler le jugement : « C’est un chat. » Tout jugement s’effectue sur la base d’un contenu conceptuel et toute expérience perceptive est conjointe à l’acte de juger. Mais le concept suffit-il au jugement dans le cadre de la perception ? Autrement dit, suffit-il de posséder le concept pour pouvoir juger d’un contenu de perception ?

Imaginons un aveugle de naissance à qui l’on aurait appris tout ce qu’il y a à savoir sur la couleur rouge. Il saurait qu’il s’agit d’une des couleurs fondamentales du spectre de la lumière, de la couleur du sang, que la longueur d’ondes moyennes d’un rouge moyen est d’environ 650 nm et que la longueur d’ondes d’un rouge extrême est de 780 nm, de plus il aurait la connaissance d’expression telle que « vin rouge », « rouge tomate », « rouge de colère » etc.… On peut donc dire que cet aveugle a une connaissance approfondie du concept de rouge. Supposons maintenant qu’on le place dans une pièce vide et blanche et qu’on lui fasse aussitôt recouvrir la vue. On lui présente alors un nuancier de couleurs mais toutes les couleurs ont été mises dans le désordre afin qu’il ne puisse les identifier par leur position sur le spectre chromatique. On lui demande alors de désigner la couleur rouge parmi toutes les couleurs du spectre. Bien qu’il soit en pleine possession du concept de rouge et que par-là il en connaisse toutes les propriétés physiques, il semble peut vraisemblable qu’il soit à même de discriminer le rouge du bleu, du jaune ou de n’importe qu’elle autre nuance. Ainsi, on est en présence de stimuli visuels (les couleurs du spectre), d’un sujet percevant disposant du concept chromatique de rouge et pourtant incapable de formuler un jugement quant à la couleur rouge qu’on lui demande de discriminer. Notre ancien aveugle ne dispose d’aucun moyen de recognition du concept de rouge. Dans ce cas de figure il apparaît possible de voir du rouge sans juger qu’il s’agit de rouge. Cet ancien aveugle perçoit du rouge car cette couleur produit des impressions caractéristiques sur sa rétine cependant, le savant qui aurait dirigé cet expérience lui affirmerait en même temps qu’il s’agit de bleu, il n’aurait aucune raison de ne pas le croire. Toutefois, une telle perception brute demeure vide car non conceptualisée et non conceptualisable par le sujet. En réalité, il s’agirait plus d’une simple sensation de rouge que d’une perception de rouge. Le stimulus visuel est reçu mais non interprété. Le processus complexe de structuration de la perception ne semble pas ici engagé.

Or, une perception sans jugement est-elle encore une perception ? Ou n’est-ce pas plutôt dans ce cas que d’une simple sensation qu’il s’agit ? Vraisemblablement, on aurait plutôt affaire à une sensation, une impression brute ressentie indépendamment des objets du monde physique. Une sensation est une impression interne sans objet alors que la perception est directement perception d’un objet tenu pour objet du monde physique (sauf dans le cas de l’hallucination lorsque le compte-rendu d’expérience ne correspond à rien d’existant dans le monde physique).

Ainsi, la perception serait intimement corrélée au jugement, elle aurait une fonction judicative essentielle. Toute perception engagerait le jugement. C’est pourquoi on est alors enclin à réfuter la définition de Merleau-Ponty. Selon lui « Percevoir, c’est voir jaillir d’une constellation de données, un sens immanent. » En effet, on ne voit pas jaillir un sens comme on voit une table ou un ami par la fenêtre. D’ailleurs, voit-on un objet comme une donnée brute (que ce soit cette table ou cette personne que je vois par la fenêtre) ? La perception n’est pas une donnée brute et percevoir un sens immanent d’une constellation de données, c’est déjà apprécier, évaluer, comparer et juger ces données qui ne sauraient faire sens sans un acte de réflexivité débouchant sur un jugement. Merleau-Ponty est trompé par cette impression illusoire d’immédiateté qui le pousse à récuser que la perception soit un acte. La perception est réflexive. C’est comme croire que lorsque je lis, les lettres font immédiatement sens en moi, que le mot s’imprime comme une image que je n’ai pas à analyser. Par exemple si je fixe le mot «éléphant » il est tentant de croire qu’en réalité je ne lis pas le mot mais que je reconnais l’image de ce mot formée par la succession des lettres d’imprimerie et que par là j’ai une reconnaissance immédiate du mot « éléphant » qui ne s’effectue pas par le processus de lecture, comme si la vue de cette succession de symboles linguistiques (é+l+é+p+h+a+n+t) constituait un ensemble de sense data atteignant ma rétine et provoquant en moi une « sensation » du mot « éléphant ». En réalité, des études ophtalmologiques portant sur la lecture ont montré qu’il suffisait que la première et dernière lettre d’un mot soient présentes et à la bonne place pour que l’on soit capable d’avoir une lecture intuitive du mot. Peu importe qu’entre les deux une lettre face défaut ou que les autres soient dans le désordre. Si j’écris « éelpahnt » vous serez capable de lire « éléphant » dans le contexte de la phrase sans difficulté. Néanmoins, même si cette lecture intuitive paraît une reconnaissance immédiate et spontanée de l’image typographique du mot il n’en demeure pas moins que cette reconnaissance ne saurait faire l’économie du reconstruction et d’une structuration de mon contenu perceptif. Si je suis capable de lire « éléphant » là où l’on m’écrit « éelpahnt » c’est que j’opère plus ou moins consciemment une remise en ordre et en forme de ce mot pour obtenir « éléphant ». C’est ce que résume la formule de Goodman quand il écrit que l’œil « saisit et fabrique plutôt qu’il ne reflète. » L’immédiateté, dupe d’elle-même, résulte d’une activité qui travaille à se nier elle-même et y réussit pleinement. D’où cette fausse impression que toute perception n’est pas nécessairement judicative. Ce qui nous conduit logiquement à conclure que tout acte de perception est réflexif car la croyance qui en résulte est le produit d’un jugement.

Mais peut-être que tout cela n’est vrai que dans la mesure où l’on ne considère la perception qu’en tant que processus. En effet, on remarquera que dans le français courant, la perception est tantôt l’acte de percevoir, tantôt la représentation qui en résulte, c'est-à-dire non plus la visée elle-même (l’acte) mais l’impression sensible (le perçu). Or percevoir, est-ce un processus impliquant le jugement ou le résultat d’un tel processus ? En tant que processus, la perception est une activité alors qu’en tant que résultat d’un processus elle fera plutôt figure d’un état. Sans doute la perception, en tant que phénomène complexe, combine ces deux aspects. L’activité perceptive provoque chez le sujet percevant une expérience perceptive traduisant un état. Le problème est que l’apparente spontanéité de la perception rend difficile de savoir si elle engendre une croyance immédiate passive (irréfléchie, purement relative au sujet) ou un jugement réfléchi actif (tentant d’atteindre la vérité). L’idée même d’une immédiateté de l’opinion s’oppose à la médiateté d’une réflexion qui exige ainsi le détour de l’analyse, c'est-à-dire le temps de l’examen, la médiation du concept, les étapes d’une démonstration et finalement l’effort du jugement.

Toutefois, nous avons précédemment montré que toute expérience perceptive est judicative et donc réflexive, de telle sorte que l’évidence première de notre expérience perceptive n’est en fait qu’apparente et illusoire. Ce que nous attribuons à une évidence première dans le cadre de la perception (un donné brut de sens data) relève en fait bien plus du jugement de fait (ceci existe, ceci n’existe pas, ceci a telle quantité ou non, etc.) Mais ce jugement de fait engagé dans la perception est à distinguer du jugement logique (avec lequel l’esprit se met en accord non avec la réalité extérieure mais avec mais avec lui-même, c'est-à-dire avec ses postulats.) Or le jugement de fait se rapporte à la réalité perçue plus qu’à la vérité. En effet, la réalité (les faits) n’est en elle-même ni vraie, ni fausse, elle est c’est tout. C’est seulement le jugement, c'est-à-dire ce que l’on affirme à propos des phénomènes perçus et que l’homme porte sur la réalité, qui peut-être plus ou moins vrai, plus ou moins faux. Ainsi, l’illusion en tant que contenu d’une expérience perceptive, n’est en elle-même ni vraie ni fausse. Même si une expérience véridique et une expérience illusoire se ressemblent en tous points, cela n’implique pas qu’elles partagent le même type d’objets. Dans le cadre de l’illusion, l’objet de la perception n’existe pas dans le monde physique, l’expérience n’aura pas été causée de manière appropriée par un objet de ce monde physique.

Maintenant, quand je dis « Ce chat est noir » il s’agit certes d’un jugement de faits (il existe un chat qui se trouve à tel endroit à tel moment). Mais ce jugement de fait est-il comparatif ou démonstratif ? Est-ce que je sais que je me trouve face à un chat noir parce que je suis en mesure de le démontrer rationnellement ? Ou dois-je comparer mon compte-rendu d’expérience avec d’autres croyances déjà établies quant aux chats noirs ? Mon jugement procède-t-il par inférence ou est-ce que mon appréhension du donné est immédiate ?

Selon la théorie du réalisme direct, la perception se fait indépendamment du jugement, c’est un fait non cognitif et non conceptuel. Toute perception se fait par recours au démonstratif comme lorsque je dis « Cette planète » par exemple. Par là, elle demeure aussi indépendante du phénomène d’apprentissage ou de la formation de concepts. La perception, envisagée sous cet angle constitue alors une sorte de donné indéniable. On pourrait « couper la poire en deux » en soutenant avec Reid et Taine la possibilité d’une inférence immédiate dans la perception. La sensation serait donnée d’abord et ce serait d’elle qu’on inférerait l’objet mais cette inférence s’effectuerait sans intermédiaire, par une sorte d’ « instinct » (selon Reid) ou par suite d’une propriété constitutive de la sensation (selon Taine qui conçoit la perception comme « hallucination vraie »). Mais la théorie de l’inférence immédiate suppose une sorte de conscience de la sensation elle-même antérieure à la conscience de l’objet. Or cette supposition n’est fondée sur aucun fait et semble contredite par l’expérience universelle. D’autre part, étant admis que la perception est connaissance du monde extérieur par l’intermédiaire des sens, on se rend bien compte que cette théorie de l’inférence immédiate est naïve ou contradictoire ou qu’en tout cas elle ne peut correspondre au type parfait de l’intuition.

A l’inverse, le réalisme indirect défend la thèse selon laquelle l’existence de l’objet est inférée et cette inférence passe par un recours à la description. On ne dira dès lors plus « Cette planète » mais par exemple « la planète qui cause les perturbations de l’orbite d’Uranus » et non plus « ce chat » mais «le mammifère carnassier de petite taille, doté d’un court museau, de molaires tranchantes et de griffes rétractiles actuellement présent à mes sens. » Cela suppose que l’on aboutisse à un agrégat de sensations de toutes sortes (visuelles, tactiles, olfactives etc.) La représentation issue de la perception serait dès lors construite, mais cette construction est imaginée et non observée. Or la perception est affaire d’observation et non d’imagination. « Psychologiquement comme logiquement, note M. Parodi, l’esprit ne procède jamais par addition de connaissances successives dans le vide d’une complète ignorance initiale ; mais au contraire par progressifs éclaircissements d’une énorme et riche confusion originelle… Quand j’ouvre les yeux sur le monde, du premier regard, je vois tout et je ne vois rien, deux formules équivalentes dans leur contradiction même. » Nous partirions donc d’une perception globale et confuse dans laquelle nous distinguons divers éléments. « Ce qui est primitif, c’est le complexe ; le simple, l’élément, n’est qu’un résultat d’analyse » ainsi que la montré l’école de la Gestalt. Ce résultat d’analyse présuppose bien la nécessité d’un jugement lorsque mon esprit tente d’établir un lien vers un objet visé par ses sens. L’aspect judicatif paraît d’ailleurs évident dans le cadre de perceptions confuses sollicitant le recours de notre discernement dès lors que l’objet de notre perception n’est pas clairement identifié ou ne se réfère pas directement à un concept déjà formé (« Est-ce un monstre dans la prairie que je vois ? Ou une mouche posée sur la vitre du train ? »).

Mais il serait faux de croire que le jugement n’intervient qu’au niveau de l’analyse de la perception, de sa décomposition en éléments. Je suis aussi capable de formuler un jugement immédiat quant à la globalité perçue. Ainsi que l’explique Rosenfield dans son article La Conscience : une biologie du moi : « L’unité de base de la conscience, pour tout ce qui concerne les perceptions sensorielles, n’est pas un moment précis, mais l’ensemble d’un ‘évènement’ ». Le paysage sur lequel mon regard se porte s’organise et paraît se structurer lui-même, que je le voie réellement ou sur une toile. Je constate une certaine autonomie du spectacle qui s’organise pour notre regard, néanmoins je peux presque immédiatement dire : « Je suis face à tel genre de paysage (de montagne par exemple). » Or, ma faculté de performer mon contenu perceptif sous forme d’une proposition témoigne en même temps de la formulation de mon jugement. Aussi, si toute perception peut faire l’objet d’un compte-rendu propositionnel, c’est peut être le signe que le langage constitue le fondement privilégié de la perception.

Par exemple, l’énoncé suivant « Je vois Marie qui danse » suppose que j’ai une certaine conception de Marie et du fait qu’elle danse. Par-là, je formule un jugement produit du fait qu’un certain nombre de stimuli visuels excitent ma rétine. La perception semble alors un mixte de jugement et de sensation. Et le jugement apparaît dans bien des cas comme le correcteur permettant d’unifier l’impression sensible à la réalité (par exemple, lorsqu’en regardant cette table j’infère qu’elle est rectangulaire et non trapézoïdale).

Maintenant, voyons si perception est jugement sont réductibles l’un à l’autre, s’il y a une identité entre percevoir et juger. En effet, bien que toute perception implique et engage un jugement cela n’autorise pas à conclure hâtivement que la perception est un jugement et a fortiori que tout jugement est perceptif. Car en effet, si de la perception découle un jugement c’est qu’il s’agit bien là de deux moments successifs et par-là de deux notions distinctes. D’autre part, Kant a très justement remarqué que dans le cadre des jugements synthétiques, il est possible de produire des jugements synthétiques a priori qui ne sauraient donc dériver d’aucune expérience perceptive. Ainsi en est-il de tous nos jugements concernant l’espace et le temps tous deux pensés comme structure a priori de l’expérience du monde, formes pures de la sensibilité (« intuition pure »). Par exemple, je sais en dehors de toute perception que la ligne droite est le plus court chemin entre deux points. Ceci montre bien que l’idée d’espace ne saurait dériver d’aucune expérience puisque l’expérience des choses extérieures – même la toute première- ne saurait avoir lieu que dans l’espace. Ces quelques exemples tendent à montrer que jugement et perception sont deux facultés humaines différentes, distinctes et par-là irréductibles l’une à l’autre. C’est pourquoi il ne faut pas confondre les deux termes mais au contraire les distinguer pour ensuite mieux saisir à quel point ils se complètent.

En effet, bien que la perception ne soit pas un jugement, toute perception engendre un jugement. Je n’ai pas de perception qui demeure aveugle pour l’esprit. De même qu’en tant qu’être alphabétisé, je ne peux pas regarder un mot sans le lire, en tant qu’être percevant, je ne peux m’empêcher d’objectiver et de structurer les impressions sensibles reçues par les sens. L’expérience perceptive joue un rôle crucial dans la formation de nos jugements et dans l’acquisition éventuelle de la connaissance. En effet, nos jugements de perceptions sont circonscrits par l’expérience perceptive.

D’une certaine manière, ce raisonnement nous rapproche du point de vue de Descartes pour qui je ne puis voir une chose si à une perception je ne mêle le « je pense » ; pour Descartes, le « je pense » doit nécessairement accompagner toutes mes représentations. Ainsi l’entendement est-il déjà lié à notre faculté d’aperception même s’il faut concéder, contre Descartes, que la visée de la perception n’est pas nécessairement consciente. En effet, lorsque je monte les escaliers, je n’affirme pas successivement l’existence des marches, je me contente de lever le pied. Mais si j’affirme explicitement : « Il y a ici une marche », nous sommes passés du niveau de la perception à celui du jugement, mais, comme on le voit, le passage de l’un à l’autre se fait insensiblement par explication de l’implicite.

Pour Kant, l’entendement conçu comme un principe originel de liaison dont les concepts ne sont que ses actions. De là, il pose une liaison sujet-objet unifiée par le jugement. Le jugement issu de l’entendement est donc l’unité unificatrice qui relie nos impressions sensibles. On peut objecter que cette définition du jugement kantien est insuffisante puisqu’elle ne pose pas le jugement comme objectif mais il n’est pas non plus nécessaire que l’unité qui relie les intuitions soit elle-même une chose ; tout ce que dit le jugement c’est que ce rapport sujet-objet (celui de la perception) est conçu comme nécessaire. En reliant nos impressions sensibles, le jugement permet d’organiser notre vécu perceptif en expérience utilisable.

Le jugement est donc interprétation de la structure de ma perception, il est l’expression d’un donné sensoriel structuré. Il catégorise l’expérience et d’un amas confus de sensations diverses, le jugement produit la représentation, structure et conceptualise l’expérience.

C’est ainsi que le jugement perceptif, qu’il soit complexe ou simple, immédiat ou rétroactif, se trouve à la base de notre connaissance empirique.

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Nous l’avons vu, la perception n’est donc pas réductible à l’acte simple de juger mais que perception et jugement constituent deux moments différents, successifs dans le cadre d’une expérience conceptualisable, simultanés dans le cadre d’une perception simple ou re-cognitionnelle. D’autre part, les jugements perceptifs sont jugements d’une réalité qui doit conditionner notre action et sont de nature propositionnelle. Ce qui nous amène à affirmer que percevoir ce n’est pas juger mais que la perception en acte enclenche un processus judicatif arrêtant une décision sur la détermination du monde sensible qui nous entoure. Le jugement perceptif que nous formons à partir du langage prouve d’autre part le sens n’est donc pas dans les choses elles-mêmes. C’est notre façon d’organiser nos représentations, nos impressions sensibles et d’attribuer à chacune une place dans un système qui fait correspondre des signes aux choses (ou concepts) et qui nous conduit à conférer à chacun de ces signes un sens particulier. Avec l’apparition du langage permettant l’émission propositionnelle d’un jugement, « l’univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif » (Lévi-Strauss). On peut considérer la perception comme perception à partir du point de vue d’un sujet dans lequel le jugement consistera à accorder entre eux les différents points de vue des différents sujets. Il a donc pour but d’unifier l’expérience en expérience conceptualisable et sans ce retour reflexif nous demeurerions dans la confusion d’une masse de sensations dépourvues de sens.

Quotidien ordinaire

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