mercredi 9 juillet 2008

quelques notes sur les fondements sociologiques et épistémologiques de l’éthique appliquée.

«Notes sur les fondements sociologiques et épistémologiques de l’éthique appliquée »

Discipline nouvelle importée d’outre-atlantique, l’éthique appliquée a mauvaise presse et peine à gagner la reconnaissance des philosophes moralistes ou éthiciens bien souvent campés dans des conceptions figées et catégorielles de la notion de « bien » et de la notion de « mal ». Souvent jugée peu sérieuse voire « hérétique »[1] du point de vue du philosophe traditionnel, l’éthique appliquée éveille les soupçons et la méfiance comme chaque fois qu’un courant de pensée conceptualise une rupture radicale avec une tradition sempiternellement professée mais presque jamais remise en question au niveau de ses fondements.

L’éthique appliquée ne prétend pas se substituer à la morale pas plus qu’elle ne prétend supplanter le droit car, à la différence du droit ou de la morale, elle n’est pas un instrument de régulation hétéronome de la société civile. Plus précisément, son champ d’application se situe dans ce que l’on pourrait les « zones grises » du droit ou de la morale, c'est-à-dire dans toutes les situations où la morale et le droit ne fournissent plus d’outils satisfaisants et efficients qui permettraient de trancher telle ou telle « situation problématique » - une situation problématique étant celle où des agents moraux vont se retrouver paralysés par un conflit de normes en même temps que leur font défaut les outils délibératifs qui leur permettraient de surmonter ce clivage. Autrement dit, l’éthique appliquée se propose de combler les vides juridiques et moraux produit par une situation complexe où s’interposent divers enjeux a priori inconciliables.

L’éthique appliquée s’affirme comme rupture à partir du moment où elle nous demande de rompre avec l’idéalisme et nos catégories de « bien » et de « mal ». Il ne s’agit plus de disposer d’un critère de jugement moral mais d’entrée dans une logique du damage control (contrôle des dommages) qui n’autorise plus à agir en fonction de principes moraux mais en fonction de la mise en balance des intérêts tant de la personne que de la sphère collective. Ainsi, l’action se détache du joug de la prescription morale pour devenir le langage du discours réflexif et évaluatif de l’éthique.

Le terme d’éthique appliquée est en réalité assez impropre. Il serait plus juste de parler d’éthique concrète ou réaliste. Assimilée à tort à la bioéthique, elle s’en distingue en ce que l’éthique appliquée ne répond pas aux exigences des éthiques sectorielles (éthique sociale, éthiques professionnelles, bioéthique, éthique des affaires, de l’environnement etc.). Les éthiques sectorielles s’inscrivent dans une perspective déontologique ou kantienne centrée sur le devoir-faire par rapport à laquelle l’éthique appliquée se trouve en porte-à-faux. Le postulat de base de l’éthique appliquée c’est que l’on ne peut avoir aucune idée de ce que ce sont le bien et le mal en soi car il n’existe que des représentations du bienreprésentations du mal. L’idée d’une distinction a priori entre un bien et un mal qui conditionneraient l’agir n’a pas de sens. Et la raison, loin d’être cette lumière intérieure dévoilant la vérité n’est en réalité qu’une simple faculté de calculer des conséquences. Ce que l’éthique appliquée propose, c’est une grille d’interprétation de la norme et de la valeur irréductible à un seul champ du domaine de l’éthique et dont l’application a plus vocation à être transversale. Elle soutient l’idée d’une intervention du philosophe éthicien dans la sphère publique. Il s’agit dès lors de passer d’une compréhension théorique de l’éthique à une compréhension pratique de l’agir à partir de la situation dans laquelle se trouve l’agent moral. D’une certaine manière, l’éthique appliquée permet de rendre explicite en les conceptualisant les motivations implicites de nos actions dès lors que nous sommes confronté à un dilemme éthique, généralement caractérisé par un conflit de normes et de valeurs comme nous l’avons vu plus haut. et des

L’éthique appliquée se veut une solution apportée à la crise des normes que traversent nos sociétés dites post-modernes. C’est un fait : la norme juridique est devenue dysfonctionnelle car elle ne parvient plus à réguler correctement les comportements en société. D’autre part, le droit n’incarnant plus l’idée de « bien » ou de « mal » il se présente comme amoral (et non immoral) dans la société civile et souffre de la non reconnaissance de sa norme comme valeur implicite. Au final, le repli identitaire et l’absence de morale commune -caractéristiques de cette post-modernité- suscitent deux types de réponses : ou bien s’employer à retrouver un horizon de sens commun (projet utopique) ou bien accepter la mort de la morale par une volonté de réconcilier l’individu à la sphère collective (entreprise pragmatique et réaliste) ainsi que le suggère l’éthique appliquée. Mais face à la pluralité des agents moraux dans une société communautaires, la difficulté majeure est celle de parvenir à un langage commun d’action, de reconstruire une détermination commune à partir d’une situation problématique. Un tel constat a amené André Lacroix (juriste de formation) à formuler l’idée selon laquelle il fallait davantage travailler à la cognition de la norme plus que sur son application et son intervention, tout en tentant d’élaborer un nouveau critère capable de discriminer entre normes valides et normes non valides. Ce critère de validité de la norme ne doit pas découler de conceptions tirées a priori du droit ou de la morale mais émerger d’une situation appelant la délibération commune des agents moraux. De ce point de vue, l’éthique appliquée est situationniste puisqu’elle se propose d’aider à reconstruire des principes et des normes à partir de la situation. Elle se définit donc d’abord comme réflexion à la fois sur la norme et sa contextualisation sociale pour ensuite permettre d’amener une régulation des comportements des agents. Elle représente un mode de régulation autonome des comportements individuels opposé au caractère hétéronome de la morale sociale laquelle a pour vocation de prescrire ce qui est jugé bon ou mauvais par le groupe d’appartenance (société, etc.). Or, nous dit André Lacroix, il convient d’élaborer une éthique dont le moteur d’action ne serait plus la prise en compte des concepts de bien ou du mal -puisque nul ne peut prétendre que de telles valeurs existent en dehors du discours, ni postuler l’existence d’un bien en-soi et d’un mal en-soi. Aussi, serait-il plus sage de considérer qu’il n’y a pas le Bien et le Mal et d’admettre qu’il n’y a que des situations et des comportements plus ou moins acceptables au regard de ces situations. Il faut donc que l’éthique définisse ses cadres théoriques sur un plan pragmatique au détriment d’un plan ontologique qui ne peut trouver d’assise conceptuelle commune compte tenu de la pluralité des agents.

Mais revenons et insistons sur cet instant nodal de l’éthique, à savoir la « situation problématique ». Une situation problématique est une situation qui provoque un conflit de valeurs et de normes entre plusieurs agents moraux. Elle témoigne de la difficulté qu’il y a à faire cohabiter des morales dans une société pluraliste. Dès lors qu’il y a conflit de normes entre plusieurs agents, la situation se bloque et devient vite paralysante. La paralysie vient du fait que chaque agent impose sa propre représentation de la situation à partir d’un cadre conceptuel particulier jugulé à un jeu de langage qui lui est propre, il en découle une concurrence entre les normes et une pluralité de représentations du monde empêchant la mise en place d’une prise de décision commune et nécessaire à la résolution du problème. Le rôle de l’éthicien va être d’extraire les agents de leurs subjectivités respectives afin de rendre possible une objectivation de la prise de décision par ces agents. Cette objectivation passe par une réinterprétation commune de la norme et cette réinterprétation est elle-même rendue possible par l’élaboration d’un jeu de langage commun ou, autrement dit, d’un mode commun d’appréhension du monde et de la réalité. Ainsi, l’éthique appliquée ne prétend pas accoucher de principes moraux universalisables mais offre à la disposition des agents une démarche à suivre, c'est-à-dire une procédure dont la seule finalité est de permettre aux agents de se retrouver dans un espace d’interlocution commun et neutre à partir duquel seulement pourra émerger une décision. C’est là l’aspect procédural de l’éthique appliquée qui œuvre à mettre en place ce qu’elle nomme un « protocole de délibération commune ».

Ceci étant dit, toute la question est de savoir selon quelles modalités s’effectue cette démarche éthique d’interlocution délibérative. André Lacroix insère cette démarche dans une grille d’interprétation de la norme et des valeurs au sein de laquelle le langage occupe une place absolument centrale. Cette grille d’interprétation suit donc la procédure suivante : dans un premier temps, il doit être fait à l’éthicien un exposé de la situation précédant une formulation du problème. Bien évidemment, chaque discours de chaque agent moral traduira une appréhension et interprétation différente de la situation et du problème. Il y aura autant de situations exposées qu’il n’y aura d’agents relatant des faits pourtant identiques et chacun positionnera différemment le problème selon les partis pris spontanés de son discours. D’où la nécessité pour l’éthicien de se mettre d’accord avec les agents sur une détermination d’un lexique commun par lequel le problème pourra surgir aux yeux de tous de la manière la plus objective qui soit. Dans un second temps, il s’agira d’identifier les personnes concernées par le problème et amenées à investir l’espace d’interlocution mis en place par l’éthicien. Cette phase d’identification se poursuit au travers d’une identification des valeurs et des normes à la fois pertinentes et en jeu dans la situation, le but étant de comprendre quelle compréhension chacun a de telle ou telle norme, ou de telle ou telle valeur, et de s’en servir comme outil dans la délibération. Après quoi, les agents entrent dans une phase délibérative où les conséquences et enjeux du problème font l’objet d’une analyse et d’une mesure, et c’est seulement après cette phase de délibération que la maïeutique opère et que la délibération engendre une décision.

Certes, il faut reconnaître que l’éthique appliquée à du mal à trouver sa place dans nos esprits européens pétris de morale kantienne et façonnés par une conception positiviste de la morale selon laquelle on postule l’existence d’un bien et d’un mal en soi que l’on pourrait déterminer a priori. D’une certaine manière, c’est le récurrent et suranné conflit entre philosophie rationaliste et empiriste qui, une fois de plus, refait surface ; mais plus profondément, c’est le vilain sceptre du relativisme éthique qui fait se raidir l’échine des jeunes esprits « philosophants » que nous sommes. Cette peur est largement motivée par la croyance selon laquelle l’empirisme moral est la cause directe du relativisme en éthique puisqu’il nous démet de certitudes morales rationnellement acquises et ancrées. Il est souvent difficile, en France, de voir en l’empirisme autre chose qu’une déclaration de non confiance dans la faculté des sens à révéler la vérité. Pourtant, même si l’éthique appliquée s’affirme par contraste sur un effacement de l’autorité et de la prescription morale, tout n’est pas permis pour autant et pas plus que le chaos ou le désordre institutionnalisé ne sont à l’ordre du jour pour l’éthicien pragmatique. D’ailleurs, l’éthicien pragmatique récuse en bloc toute accusation de relativisme puisqu’en amont, une grille d’interprétation commune et universelle de la norme soutient à sa base la délibération des agents moraux. Ainsi, le caractère universalisable de la procédure devrait-il suffire à préserver de l’écueil du relativisme en éthique. Cependant, on est à même de se demander si la seule garantie d’une procédure universalisable demeure un rempart assez solide pour contenir les dérives relativistes. D’autre part, ce que l’on pourrait reprocher à André Lacroix, c’est de postuler la rationalité innée des agents moraux amener à se concerter dans un espace d’interlocution. Cela revient donc à présumer une égale faculté de raisonnement, d’écoute et de paroles présente en chacun des agents ; or, en dépit d’un idéal humaniste que l’on aurait cru abandonné, rien n’est moins sûr (quid de l’agent moral récalcitrant et réfractaire à tout idée de dialogue ? Quid de l’agent moral qui ne dispose pas des mêmes outils linguistiques qu’un interlocuteur plus cultivé saura manier au dépend de l’autre ?)

Certes, il n’en demeure pas moins que l’on peut à juste titre voir dans cette conception appliquée et pragmatique de l’éthique une réaction philosophique à l’ontologie de la modernité caractérisée par la crise de la norme et de la souveraineté en général. Il serait sans doute légitime d’y voir aussi un élément constitutif de la crise des fondements de la rationalité prise dans son ensemble. Mais le reproche que l’on pourrait adresser à l’éthique appliquée est qu’elle se laisse davantage engluée dans les affres du consensus mou et d’un contractualisme faible qui maintient la norme dans son état de crise plus qu’elle n’apporte de solution pour la dépasser ou la résorber. On ne peut s’empêcher d’associer cette éthique à une forme d’éthique « rustine » qui pallie les inconvénients du problème sans le résoudre radicalement (si tenté, en effet, qu’une telle radicalité de résolution est possible…).

En définitive, elle ne propose pas de vêtement neuf, tout au plus s’acharne-t-elle à rapiécer les pans défraîchis d’un tissu social en phase de décomposition. Peut-être aura-t-on envie de dire que « c’est déjà ça » ou peut-être chercherons-nous à faire émerger de la multitude dissonante quelques principes communs d’harmonie qui seraient alors vecteurs d’une nouvelle morale comprise comme moteur commun d’action.


[1] L’expresssion est d’André Lacroix lui-même.

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